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Alain Corbin

(Lonlay-l'Abbaye, Normandie 12/01/1936-)


alain corbin

"Métis d'un père mulâtre antillais devenu médecin de campagne en Normandie et d'une mère normande, Alain Corbin grandit dans la petite commune de Lonlay-l'Abbaye. À partir de 1945, il étudie au petit séminaire de Flers qui était en fait un simple collège confessionnel. Il est l'époux de Simone Delattre, professeur et historienne spécialiste de Paris au xixe siècle.
Il suit des études à l’université de Caen où il a eu notamment comme professeur Pierre Vidal-Naquet.

De 1969 à 1987, il est professeur à l’Université de Tours, puis poursuit à l’université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Il a travaillé sur l’histoire sociale et l’histoire des représentations. On dit de lui qu’il est « l’historien du sensible », tant il a marqué sa discipline par son approche novatrice sur l’historicité des sens et des sensibilités.

On lui doit plusieurs ouvrages, dont Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876 (1998), biographie d’un sabotier inconnu choisi au hasard dans les archives de l’Orne. Ce travail s’inscrit dans le concept de la microhistoire.[...]

Il a travaillé sur le désir masculin de prostitution (Les Filles de noce, 1978), l’odorat et l’imaginaire social (Le Miasme et la Jonquille, 1982), l’homme et son rapport au rivage (Le Territoire du vide, 1990), le paysage sonore dans les campagnes françaises du xixe siècle (Les Cloches de la terre, 1994) et la création des vacances (L’Avènement des loisirs, 1996). Il a aussi publié un livre d’entretiens avec Gilles Heuré (Historien du sensible, 2000). [...]
Alain Corbin est aussi l'un des précurseurs de l'étude de la sensibilité au temps qu’il fait, c'est-à-dire à la perception des phénomènes météorologiques par les hommes. Il s'est particulièrement intéressé à la pluie, et en a tiré un ouvrage collectif en 2013, La pluie, le soleil et le vent : Une histoire de la sensibilité au temps qu'il fait." (Wikipedia)

histoire du silence
Couverture : Caspar David Friedrich, Coucher de soleil ou Les frères (détail), vers 1830-1835. Saint Petersbourg, musée de l'Ermitage.

Histoire du silence de la Renaissance à nos jours (2016). Albin Michel. 205 pages.
Le livre débute par un Prélude (eh oui, un terme musical) qui commence ainsi :
"
Le silence n'est pas seulement l'absence de bruit. Nous l'avons presque oublié. Les repères auditifs se sont dénaturés, affaiblis, désacralisés. La peur voire l'effroi suscités par le silence se sont intensifiés.
Dans le passé, les hommes d'Occident goûtaient la profondeur et les saveurs du silence. Ils le considéraient comme la condition du recueillement, de l'écoute de soi, de la méditation, de l'oraison, de la rêverie, de la création ; surtout comme le lieu intérieur d'où la parole émerge. Ils en détaillaient les tactiques sociales. La peinture était pour eux parole de silence.
" (page 9)

On va lire, dans l'essai, un grand nombre de citations révélatrices extraites de différentes oeuvres : "Elles seules permettent au lecteur de comprendre la manière dont les individus du passé ont éprouvé le silence." (page 10)
"Désormais [...] la société enjoint de se plier au bruit afin d'être partie du tout plutôt que de se tenir à l'écoute de soi. Ainsi se trouve modifiée la structure même de l'individu." (pages 10-11).
Mais ce n'est pas qu'il y a plus de bruit dans les villes, au contraire. "L'essentiel de la novation réside en l'hypermédiation, en la permanente connexion et, de ce fait, en l'incessant flux de paroles qui s'impose à l'individu et qui le conduit à redouter le silence." (page 11).

Cette première partie se conclut ainsi : "L'évocation, dans ce livre, du silence passé, des modalités de sa quête, de ses textures, de ses disciplines, de ses tactiques, de sa richesse et de la force de sa parole peut contribuer à réapprendre à faire silence, c'est-à-dire à être soi." (pages 11-12).

friedrich
Caspar David Friedrich : Homme et femme contemplant la Lune (1824).

Puis viennent neuf chapitres.
Le chapitre 1, le silence et l'intimité des lieux permet à l'auteur de citer de nombreux passages d'oeuvres de Rodenbach, Gracq, Proust, Claudel, Rilke, Zola, Bernanos...
Le chapitre 2, les silences de la nature, convoque Lucrèce, Chateaubriand, Whitman, Proust, Saint-Exupéry, Bachelard, Jaccottet... On y parle du silence au coeur de la nuit ; de la lune ; du silence du désert...
Je dois dire que ce n'est pas ce qui m'a le plus intéressé, j'ai eu une impression de catalogue.

Dans le chapitre 3 viennent les quêtes du silence.
"Les quêtes du silence sont multiples, anciennes, universelles. Elles imprègnent toute l'histoire humaine : hindouistes, bouddhistes, taoïstes, pythagoriciens et, bien entendu, chrétiens, catholiques et, peut-être plus encore, orthodoxes ont ressenti la nécessité et les bienfaits du silence ; en outre, le besoin déborde la sphère du sacré et celle du religieux." (page 65).
Au XVI° et XVII° siècles, "Le silence est, à cette époque, condition nécessaire de toute relation avec Dieu. La méditation, l'oraison intérieure, voire toute prière, l'exigent." (page 66).

Corbin cite notamment Ignace de Loyola et Jean de la Croix. Pour ce dernier, "le silence est condition nécessaire de la venue de Dieu dans l'âme. Il « annule toute activité rationnelle et discursive, rendant ainsi possible la perception immédiate de la parole divine. »" (pages 69-70).
Il parle d'un passage clef du silence de la Bible :
"Bossuet fonde son exhortation sur un passage de l'Apocalypse : quand l'ange rompt le septième sceau, il se fit un grand silence dans le ciel, et durant ce silence « les anges rendaient leurs hommages et leurs adorations à la suprême majesté de Dieu. Que signifie ce silence mystérieux que firent les anges dans le ciel ? » s'interroge Bossuet. Que « toute créature, soit au ciel ou en la terre, doit demeurer dans le silence, et se taire pour adorer et admirer la grandeur de Dieu »" (page 71).

velasquez    vermeer
A gauche : Velasquez, Christ dans la maison de Marthe et Marie (1618) ; à droite : Vermeer, Le Christ dans la maison de Marthe et Marie (1655).
"La scène décrit un épisode de l'Évangile selon Luc, selon lequel Jésus s'est arrêté dans la maison d'une femme du nom de Marthe et pendant qu'elle travaillait à préparer le repas, sa sœur, Marie, écoutait Jésus et n'aidait pas sa sœur. Marthe s'est plainte et Jésus lui a répondu que sa sœur Marie avait choisi la meilleure part en l'écoutant pendant que Marthe était inquiète et préoccupée par la quantité de choses qu'elle avait à faire." (Wikipedia). Marthe et Marie sont les deux soeurs de Lazare.

Le silence (idéal contemplatif des moines) est-il préférable à l'action (pratique de l'apostolat pour les clercs séculiers) ? La question se pose dès le coeur du Moyen Âge, dans un autre passage du Nouveau testament :
"Ce débat plonge ses racines dans la page de l'Evangile qui relate la visite de Jésus chez Marthe et Marie. La première parle et s'active, la seconde se tait et contemple. Une question se pose donc aux chrétiens : « Est-il préférable de se tenir en silence aux pieds du Seigneur, dans le recueillement d'une intimité nourrie de sa présence et de sa parole, ou bien de se dépenser en de multiples tâches pour le servir, lui et les siens ? » Selon Luc, Jésus semble pencher en faveur de la première option, lui qui dit : « Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée. », attitude du Christ qui valorise une nouvelle fois le silence.
Le débat ne fut pas tranché.
" (pages 76-77). Souvent, la solution a consisté à alterner les rôles.

Mais les quêtes du silence ne visent pas toutes à favoriser l'écoute de Dieu ou une expérience mystique. "Ce n'est que « dans le silence des passions qu'on peut observer son être. »" (page 81), s'écrie Oberman (dans le roman de Senancourt, 1804).

khnopff
Fernand Khnopff : Silence (1890). Il s'agit d'une des oeuvres reproduites dans le cahier central de l'ouvrage.

Passons au chapitre 4, Apprentissages et disciplines du silence qui commence avec le thème du silence à l'école et à l'armée.
"Savoir faire silence participe, depuis le milieu du XVII° siècle, de ces bonnes manières qui, à Paris, distinguent du provincial." (page 91).
Corbin parle aussi de la minute de silence, "dont, à ma connaissance, l'histoire reste à faire. Elle est la transposition d'une pratique religieuse hors de la sphère sacrée." (page 88).

Le seuil de tolérance au bruit a baissé. Pendant les premières décennies du XIX° siècle, les grandes villes d'Occident étaient très bruyantes : musique de rue, machines, cloches d'églises, charrois... il y avait même des forges dans certains étages d'immeubles parisiens ! (page 93). Dès l'aube du XX° siècle, les voyageurs de trains et de tramways se regardent en silence, ce qui n'était pas le cas auparavant : "les conversations apparaissaient normales, voire signe de politesse, à l'intérieur des compartiments" (page 99).

Après la Première Guerre Mondiale, des panneaux commencent à apparaître dans les villes pour demander le silence, notamment près des hôpitaux.
A partir du milieu du XX°siècle, une révolution est d'ailleurs opérée dans les hôpitaux. "Jusqu'alors, le cri était assez largement toléré dans la mesure où la valeur chrétienne de la douleur rédemptrice était implicitement admis. Mais, au sein des hôpitaux contemporains, le cri de douleur relève du scandale et témoigne tout à la fois d'un échec des médecins et d'un manque de contrôle de soi de la part du patient.
Tout au contraire, le cri de jouissance qui semblait encore intolérable au XIX° siècle est devenu, de nos jours, un élément essentiel de bien des séquences de spectacles cinématographiques et télévisuels.
" (page 98).
Bien sûr, l'existence de boîtes de nuit, notamment, prouve que le niveau de bruit toléré dépend des lieux et des moments.

georges de la tour
Georges de la Tour : Saint Joseph charpentier, entre 1638 et 1645.

Le chapitre 5 est un interlude qui permet de parler de Joseph et Nazareth ou l'absolu du silence.
Joseph, le père adoptif de Jésus est totalement muet dans les Ecritures, nous dit Corbin. "Il est le patriarche du silence. Inutile de chercher un seul mot de lui dans les quatre évangiles. Lorsque Jésus s'attarde parmi les docteurs, au temple de Jérusalem, Marie et Joseph sont affolés par son absence. Or, c'est la mère et non le père qui lui adresse des reproches. [...]
Son silence est le coeur qui écoute, l''intériorité absolue. Cet homme a toute sa vie contemplé Marie et Jésus, et son silence est dépassement de la parole.
" (page 101-102).

 

Nous arrivons au chapitre 6, la parole du silence.
Ce chapitre aborde un sujet très important : le silence de Dieu. Dieu se tait-il ?
"C'est la parole silencieuse du Dieu de la Bible qui constitue ici le socle de notre réflexion. [...] « Seigneur, ne nous laisse jamais oublier, écrit Kierkegaard, que tu parles aussi quand tu te tais »" (page 107). Dieu parlerait à travers son silence : la parole de Dieu est silencieuse.
Corbin évoque aussi l'éloquence muette de la peinture ; il évoque L'Oeil écoute, de Paul Claudel, Yves Bonnefoy étudiant le Christ ressuscité de Piero della Francesca.
Il aborde la représentation du silence et mentionne donc Caspar David Friedrich, l'Angelus de Millet, l'Absinthe de Degas, L'Homme et la Femme de Pierre Bonnard, L'Empire des lumières de Magritte, La Voie du silence, de Kupka, Hopper...
Puis il parle d'écrivains très nombreux dont "l'écriture est école de silence" (page 123) : Mauriac, notamment ; et il consacre deux pages au cinéma, dont l'écriture du silence, répétons-le était toute de subtilité et le spectateur d'aujourd'hui a généralement cessé de l'apprécier." (page 126).

 

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Raphaël : Baldassare Castiglione (1514-1515)

Dans le chapitre 7, les tactiques du silence, Corbin ne parle plus de silence intérieur destiné à la réflexion, mais plutôt de celui qui a un rôle dans les relations sociales. L'art de se taire fait partie de l'éducation.
"Salomon, dans le livre des Proverbes, assure que « celui qui ferme les lèvres passe pour être entendu »." (page 128) .
Il évoque le Livre du courtisan (1528) de Baldassare Castiglione et l'Homme de cour (1646) de Baltasar Gracian, ce dernier livre étant "la matrice de l'art de se taire" (page 129).
De son côté, l'abbé Dinouart, auteur de l'Art de se taire (1771) "distingue onze sortes de silence : prudent, artificieux, complaisant, spirituel, stupide [...] marque d'approbation, de mépris [...]" (page 133).
Puis il évoque l'Oberman de Senancourt, Delacroix, Paul Valéry, Gracq...

Chapitre 8, des silences de l'amour au silence de la haine.
"Le silence est un ingrédient essentiel de la profondeur de l'amour." (page 145)
Corbin parle de Maeterlinck, Thérèse Desqueyroux, Claude Simon, Le Chat de Granier-Deferre...
Ce n'est pas le chapitre le plus intéressant du livre.

 

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Böcklin : L'Île des morts. Version de Leipzig, 1886.

On finit par le chapitre 9 : Postlude. Le tragique du silence.
Corbin reprend et développe le silence divin qui, dans le chapitre 6, pouvait être considéré comme une parole silencieuse.
"Le silence de Dieu est aussi perçu et ressenti comme tragique ; son absence silencieuse remet en cause son existence même ; sinon, elle peut être interprétée comme indifférence, ce qui n'a cessé de susciter la colère depuis la rédaction de l'Ancien Testament. Le silence de Dieu face au déchaînement des malheurs du monde, à l'horreur de certains phénomènes naturels, à la souffrance et à la mort n'est-il pas la preuve de son inexistence ? [...]
Le scandale que constitue son silence provoque des cris de révolte. [...]
Déjà, dans le livre des Proverbes, il est écrit : « Alors ils m'appelleront, mais je ne répondrai pas. »
" (pages 164-165)

Dieu n'est pas le seul à se taire :
"Un autre mystérieux silence frappe le lecteur du Nouveau Testament : celui de Jésus en plusieurs occasions." (page 168).
Le silence peut être oppressant sans être en lien avec la religion : le silence d'un gouffre obscur ; le silence du serpent... le silence de la mort.


Histoire du silence
est un essai original et intéressant.


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