"Gabriel Joseph de Lavergne, comte de Guilleragues est né le 18 novembre 1628 à Bordeaux et mort le 15 mars 1685 à Constantinople. Il était diplomate et écrivain.
Guilleragues était premier président de la cour des aides de Bordeaux, lorsqu’il s’attacha au prince de Conti. Après avoir successivement rempli les fonctions de secrétaire des commandements de ce prince, puis celles de secrétaire de la chambre et du cabinet du roi, il fut nommé, en 1677, ambassadeur à la cour ottomane. Cette charge lui fut donnée, pour refaire sa fortune qui avait décliné, à la prière de Françoise de Maintenon, qu’il avait connue du vivant de Scarron et dont il fut toujours l’admirateur passionné."
On pourra en lire plus sur les aventures de Guilleragues à Constantinople sur la page de wikipedia.
"Écrivant avec facilité, Guilleragues dirigea pendant quelque temps la Gazette de France. Il y publia l’éloge de Turenne et on le regarde comme l’un des auteurs du sonnet contre le duc de Nevers.
En 1669, Guilleragues publia les célèbres Lettres portugaises en les présentant comme la traduction de cinq lettres d’une religieuse portugaise à un officier français entrées en sa possession et dont l’original « portugais » s’était soi-disant perdu. Leur description sincère et saisissante de la passion amoureuse et le fait qu’on les supposait authentiques, créérent, dès leur parution en 1669, une sensation dans le monde littéraire. Un nom d’officier circula vite dans les milieux mondains, celui du chevalier de Chamilly, qui s’était rendu au Portugal pour des raisons de service. Le nom de la nonne ne fut connu qu’au début du XIXe siècle : Mariana Alcoforada (1640-1723) qui vécut dans le sud du Portugal, au monastère de Beja où on montrait même la fenêtre où elle se serait entretenue avec l’officier français. Mais il fut définitivement établi vers 1950 que les lettres avaient bien été écrites par Guilleragues.
Son esprit, sa politesse exquise et la délicatesse de son goût le faisaient rechercher de la cour et des meilleures sociétés. Boileau lui dédia sa cinquième épître, qui commence par ces vers : Esprit né pour la cour, et maître en l’art de plaire,
Guilleragues, qui sais et parler et te taire,
Apprends-moi si je dois ou me taire, ou parler
Saint-Simon le donne également pour un homme d’esprit, mais le représente comme un Gascon gourmand et dissipateur, qui vivait en parasite. On rapporte de Guilleragues plusieurs bons mots. Ainsi, Marie de Sévigné relate dans sa lettre du 5 janvier 1674 à sa fille, que « Guilleragues disait hier que Pellisson abusait de la permission qu’ont les hommes d’être laids. Lorsque le roi lui dit qu’il espérait être plus content de lui que de son prédécesseur à son départ pour Constantinople, “ Sire, répliqua Guilleragues, j’essaierai de faire en sorte que vous ne fassiez pas le même souhait à mon successeur. ” » " (wikipedia)
En couverture, une illustration parfaite : Henri Matisse, Alcoforado, Lettres de Marianna, 1946.
.
- Lettres portugaises. Le Livre de Poche. 90 pages. Le texte lui-même fait une petite trentaine de pages. Le reste du livre est composé d'une préface, chronologie et autres.
"Les Lettres portugaises traduites en français ont été publiées pour la première fois le 4 janvier 1669 chez le libraire parisien Claude Barbin. L'anonymat de l'auteur, celui des correspondants mis en scène ont amené très tôt à l'édification d'une légende critique qui a sans doute beaucoup contribué à la fortune de l'oeuvre : on a pu croire en effet que cet ensemble de cinq lettres était authentique, et il constituerait l'ultime trace d'une brûlante histoire d'amour entre une religieuse portugaise, Mariana Alcoforado, et un certain chevalier de Chamilly." (préface d'Emmanuel Bury, page 7).
Les lettres sont précédées d'une sorte d'introduction de l'auteur titrée "Au lecteur", dans lequel il écrit notamment :
"J'ai trouvé les moyens, avec beaucoup de soin et de peine, de recouvrer une copie correcte de la traduction de cinq Lettres portugaises qui ont été écrites à un gentilhomme de qualité, qui servait au Portugal." (page 39).
Voici le début de la première lettre :
"Considère mon amour, jusqu'à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah ! malheureux ! tu as été trahi, et tu m'as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs ne te cause présentement qu'un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu'à la cruauté de l'absence qui le cause. Quoi ? cette absence à laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu'elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je voyais tant d'amour, et qui me faisaient connaître des mouvements qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient ?" (page 41).
L'amant, ou plutôt l'ex-amant, répond mollement et très peu aux lettres de la religieuse, dont l'amour passionné est contrarié de ne pouvoir plus se nourrir d'une autre passion.
"Selon Spitzer [dans une étude de 1954], cette structure
dramatique correspond à l'évolution psychologique de l'amour passion éprouvé par Mariane : « Les cinq lettres marquent cinq étapes de l'évolution intérieure d'un amour-passion (pour employer le terme stendhalien) abandonné à soi-même, laissé presque sans nourriture de la part de l"objet de cette passion, mourant pour ainsi dire d'inanition sentimentale »" (page 24).
Finalement, "Mariane écrit « pour elle » plus que pour son Chevalier absent." (Emmanuel Bury, page 32).
Plus loin (troisième lettre), le ton a changé.
"Si je vous aimais autant que je vous l'ai dit mille fois, ne serais-je pas morte il y a longtemps ? Je vous ai trompé, c'est à vous à vous plaindre de moi. Hélas ! pourquoi ne vous en plaignez-vous pas ? Je vous ai vu partir, je ne puis espérer de vous voir jamais de retour, et je respire cependant : je vous ai trahi, je vous en demande pardon. Mais ne me l'accordez pas ! Traitez-moi sévèrement ! Ne trouvez point que mes sentiments soient assez violents ! Soyez plus difficile à contenter ! Mandez-moi que vous voulez que je meure d'amour pour vous !" (page 51).
Eh oui, la religieuse veut de la Passion !
Elle veut que son ex amant lui écrive des mots forts, elle veut ressentir des grandes émotions amoureuses, loin de son quotidien qui devrait être consacré à l'amour de Jésus (il faudra attendre quelques siècles la naissance de Barbara Cartland, dont les oeuvres auraient peut-être su distraire cette âme en quête de grands et beaux sentiments). Un peu plus loin : "[...] et je connais, dans le moment que je vous écris, que j'aime bien mieux être malheureuse en vous aimant que de ne vous avoir jamais vu [...]" (page 51).
Gus Kahn, dans les paroles qu'il a écrites pour la musique de Walter Donaldson dans les années 1920, et qui est le fameux standard "Love Me or Leave Me", ira encore plus loin : "I'd rather be lonely than happy with somebody else."
Mais revenons au XVII° siècle.
A la fin de la troisième lettre, la religieuse écrit : "Adieu, il me semble que je vous parle trop souvent de l'état insupportable où je suis ; cependant je vous remercie dans le fond de mon coeur du désespoir que vous me causez, et je déteste la tranquillité où j'ai vécu avant que je vous connusse." (page 52).
Bref : sa passion dévorante l'occupe, donne un sens à sa vie, plus que la prière.
C'est ce qu'elle dit à la lettre suivante : "Oui, je fais quelque scrupule si je n'emploie tous les moments de ma vie pour vous ; que ferais-je, hélas ! sans tant de haine et sans tant d'amour qui remplissent mon coeur ?" (page 56).
Le processus se poursuit. Ainsi, dans la dernière lettre : "J'ai éprouvé que vous m'étiez moins cher que ma passion, et j'ai eu d'étranges peines à la combattre, après que vos procédés injurieux m'ont rendu votre personne odieuse." (page 62).
Elle est amoureuse de sa passion plutôt que de la personne qui a été à l'origine de l'éclosion de cette passion. Dans une note, Emmanuel Boury écrit : "[...] c'est la délectation prise à contempler sa propre passion qui fait de ce texte un chef-d'oeuvre lyrique". (page 62).
Sans doute suis-je assez insensible aux chefs-d'oeuvre lyriques.
Les Lettres portugaises sont donc un texte pas très long, une trentaine de pages, mais c'est très suffisant. Le texte n'est pas très intéressant pour le lecteur de base que je suis : que de plaintes...
Bien sûr, on peut trouver intéressant d'analyser les différentes étapes de l'évolution psychologique de la religieuse, se passionner quant à savoir si le texte est vraiment vrai ou vraiment faux...
Ou pas.
On pourra parcontre écouter
Aldina Duarte, qui dans le beau film d'Eugène Green, La religieuse portugaise (dont le titre fait référence au livre, car l'on suit de loin le tournage d'une adaptation du livre), chante Não Vou, Não Vou :
Et bien sûr voir le film, qui en insupportera certains (comme ceux de Rohmer, d'une certaine façon).