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Ikezawa Natsuki

(07/07/1945 - )


L'originalité de l'oeuvre de Ikezawa Natsuki vient de ce qu'il est à la fois scientifique (études de physique) et en même temps fortement attiré par la philosophie, la littérature (notamment occidentale : il a traduit en Japonais des oeuvres de Kurt Vonnegut, Kerouac, Brautigan...), ainsi que par la Grèce (il y a vécu pendant trois ans et en connaît la langue : il a traduit plusieurs poètes grecs contemporains... - et fait les sous-titrages des oeuvres de Theo Angelopoulos... mais fallait-il vraiment imposer cela aux pauvres Japonais ?).

Les éléments biographiques qui suivent sont essentiellement tirés de son très intéressant autoportrait, publié dans "Pour un autre roman japonais" (éditions Cécile Defaut).
Natsuki est né à Hokkaido, île septentrionale pas très peuplée, au climat pas spécialement accueillant... "
Le fait que je sois né dans une ville colonisée m'incite à envisager le Japon depuis la marge", écrit-il.
Son intérêt pour la littérature lui vient de ses parents, et surtout de sa mère, poétesse : en effet, ses parents ont divorcé lorsque Ikezawa Natsuki avait cinq ans... et il n'a revu son père qu'à dix-huit ans. Ce père, Fukunaga Takehiko, était un écrivain considérable au Japon (et traducteur de Baudelaire), à tel point que Natsuki n'a écrit de la fiction, libéré, qu'après sa mort, en 1979. Auparavant, il avait écrit de la poésie et des essais.

Natsuki a visité plus de trente pays, mais il a réalisé qu'il ne pouvait pas connaître vraiment un pays en y restant moins d'un an. Il a donc tout d'abord jeté son dévolu sur la Grèce, y demeurant pendant trois ans, à partir de 1975 (sa fille y est née), avant de vivre notamment en France, à Fontainebleau.

En 2002, il s'est rendu en Irak avec le photographe Motohashi Seiichi pour rendre compte de ce qu'était l'Irak avant la guerre qu'il voyait venir... On peut télécharger son livre, gratuitement en anglais, à l'adresse : http://www.impala.jp/iraq/download/iraql03.pdf

"
Le thème général qui se retrouve dans l'ensemble de mon travail est le suivant : qu'est-ce que les Japonais pensent et comment réagissent-ils lorsqu'ils vont à l'étranger et y rencontrent une culture différente ?", écrit-il encore.
Véronique Brindeau, dans sa préface à Des os de corail, des yeux de perle, met en évidence les thèmes de la solitude, de l'isolement volontaire par rapport au reste du monde, qui débouche finalement sur un voyage. Ikezawa aime les îles chaudes, isolées.
Solitude volontaire, voyages lointains, goût de la confrontation à d'autres modes de pensée sont donc des thèmes de prédilection de l'auteur. Il aborde également des situations qui sont à la limite de la Science-Fiction, comme un autre grand écrivain qui était également scientifique, Evgueni Zamiatine (Nous Autres, Le Récit du Plus Important...).

Il vit maintenant au Japon.


la vie immobile

La Vie Immobile (170 pages, Picquier poche, deux récits traduits par Véronique Brindeau pour La Vie immobile et Dominique Palmé pour L'Homme qui revient).
Même si cela ne semble pas être le thème principal de ces deux récits, on y trouve des références au cosmos, pris dans le sens de "nous sommes tout petits dans un grand univers, qui sait quelles forces énigmatiques le traversent, quels liens mystérieux nous unissent ?"
Le narrateur de la Vie immobile (Sutiru raifu, スティル・ライフ, 1987) est un homme sans attaches, qui ne sait pas trop quoi faire de sa vie. Il change souvent d'emploi. Un peu par hasard, il se lie d'amitié avec un de ses collègues (et rapidement ex-collègue), Sasai, un drôle de type fasciné par la voûte céleste, la philosophie et les sciences, avec qui il va de temps à autre prendre un verre. Les conversations, qui sont plutôt des monologues de Sasai, tournent autour de spéculations poético-philosophico-astronomiques. Un jour, Sasai demande au narrateur s'il veut bien travailler pour lui pendant trois mois pour mettre en application le résultat de ses mystérieuses recherches, qui concernent la Bourse...
Très bon récit, couronné par le prix Akutagawa.

L'Homme qui revient
(Kaettekita otoko, 1990) est inspiré, dans l'esprit, du Solaris de l'écrivain polonais Stanislas Lem (adapté deux fois au cinéma, par Tarkovski en 1972, puis Soderbergh en 2002). Le narrateur est dans un hôpital psychiatrique. Tous les jours, rituellement, il dessine des cercles concentriques sur du papier qu'il a précédemment minutieusement quadrillé. Puis il colorie ses dessins à l'aquarelle. Tous les jours, il varie légèrement, mais il ne voit jamais apparaître le visage de Dieu...
A l'aide de flash-backs, on apprend ce qui l'a amené là : une mission archéologique qui a mal tourné, quelque part dans une étrange cité de pierre (bâtie par des extra-terrestres ?) perdue dans les montagnes d'Afghanistan. Que s'est-il exactement passé là-bas ? Quelle expérience quasiment mystique le narrateur a-t-il vécue avec son collègue, le Français Pierre (le bien nommé) qui, lui n'est jamais revenu ? C'est ce que l'on apprend au cours de ce récit...
Egalement très bien !

des os de corail, des yeux de perle


Des os de corail, des yeux de perle (112 pages, Picquier poche, trois récits traduits par Véronique Brindeau pour Des os de corail, des yeux de perle, Corinne Quentin pour Espérance, et Véronique Brindeau pour Voyage vers le Nord).
Des os de corail, des yeux de perle (骨は珊瑚、眼は真珠, 1995) : le narrateur, un homme, vient de mourir à l'hôpital d'une longue maladie. Le texte commence ainsi : "
Voici que tu recueilles mes os. Un à un, fragment après fragment, en t'aidant de la paire de baguettes." Sa femme va-t-elle exécuter ses dernières volontés ? Et quelles sont-elles exactement ? Le narrateur, le mort, décrit les faits et gestes de sa femme à la deuxième personne du singulier, en usant d'un style très calme. Il repense à ses derniers mois de vie, même si, comme il le dit : "Mais le mort que je suis ne pense pas. Je ne suis plus là. Je te vois seulement." (page 16). Jusqu'à la délivrance finale, magnifiquement écrite.
Encore, et pour ne pas changer, une excellente nouvelle !

Espérance
: ce récit se présente sous forme d'une lettre qu'une jeune femme adresse à son grand frère, qui travaille sur un bateau. Elle lui apprend dans quelles conditions sa femme et son fils ont disparu... Bon récit.

Voyage vers le Nord
: ce récit relève du genre de la science-fiction post-apocalyptique (d'une nature non nucléaire). Un homme sort de son abri, direction le Nord. Il n'y a personne... récit nostalgique et très triste. La situation de base fait évidemment penser, de prime abord, à tous les films dans lesquels l'humanité disparaît, que ce soit Le Dernier Rivage (Stanley Kramer, 1959) ou encore Le Monde, la Chair et le Diable (Ranald Mac Dougall, 1959) ou bien, dans le domaine littéraire, à la nouvelle l'Ennemi oublié d'Arhur C.Clarke, à Je suis une légende, de Richard Matheson, etc. Notre héros semble être le dernier humain vivant. Mais pourquoi va-t-il dans le Nord ?
Encore très bien (décidément !), mais très triste...

A noter également la nouvelle Le Dernier oiseau, que l'on peut trouver dans Pour un autre roman Japonais (en plus de l'autobiographie de Natsuki ainsi que d'un entretien avec Philippe Forest). Le titre de la nouvelle dit à peu près tout. Bonnes intentions (l'homme saccage, coupe les arbres à tour de bras, crée des barrages, etc., ce qui met en péril nombre d'espèces), mais c'est au final une nouvelle un peu anecdotique d'un point de vue littéraire. Pour l'anecdote, l'héroïne de "A Suspicious River", le roman de Laura Kasischke, gagne un concours de rédaction du cours élémentaire avec un texte sur la mort du dernier pigeon voyageur (page 235 de l'édition en poche, chez Points).





Tio du Pacifique (南の島のティオ, 287 pages, Picquier poche, "roman" - c'est ce qui est écrit en couverture - traduit du japonais en 2001 par Corinne Quentin - en fait, il ne s'agit pas d'un roman, puisque en page 4 on peut lire "Histoires initialement parues au Japon entre 1983 et 1986 dans des revues pour enfants).
Ce livre est constitué de dix nouvelles, précédées d'une jolie carte de l'île, avec les indications des atolls, monts, rivières et villages.

Tio, 12 ans, est le fils du gérant d'un hôtel d'une petite île du Pacifique. Il fait beau, il y a des touristes qui arrivent (dont quelques Japonais), du soleil, des palmiers, l'océan qui miroite...
"
Au pied de l'embarcadère en béton, la mer est profonde et n'est pas envahie de mangrove. C'est donc un endroit idéal pour se baigner. Nous plongions d'une hauteur d'environ deux mètres et, dès que disparaissait l'écume blanche, on se retrouvait dans un monde tout bleu. C'était extraordinaire de nager au milieu des coraux. Les cris et les rires des copains semblaient venir de très loin." (page 91)

... mais aussi des cartes postales aux étranges pouvoirs magiques ; c'est aussi le domaine de Saratimuka, un Dieu farceur :
"
Les bateaux flottaient sur quelque chose qui ressemblait à la fois à de l'eau bleutée et à un nuage. Quant au ciel, il avait une couleur tirant sur le vert. J'étais très troublé. Les autres avaient tous l'air éberlué. Les bateaux flottaient bien sur quelque chose, pourtant, si nous tendions la main par-dessus bord, nous ne trouvions pas le contact froid de l'eau mais seulement une sorte de ouate vaporeuse légèrement colorée de bleu. [...] A un moment, un des passagers du bateau [...] a dit à voix basse : « Regardez là-bas » en pointant son doigt vers le ciel. J'ai regardé dans la direction qu'il indiquait et dans le ciel, qui était couleur verte, j'ai vu une tortue de mer ! [...] Sur le fond vert clair, la tortue ressemblait à une ombre chinoise. [...] Une large raie se déplaçait en ondulant souplement, un barracuda est passé à toute vitesse, un banc de poissons-scies a changé tout à coup de direction en lançant une sorte d'éclair argenté. Un poisson-clown semblait s'amuser à nous épier à côté d'un germon assoupi. C'est comme si nous pouvions voir le lagon de dessous !" (pages 56-57).

Il y a la nature, donc, mais aussi la technologie qui arrive, les pirogues qui ne sont plus utilisées et qui font place aux hors-bords qui posent de nombreux problèmes ; les routes qui se goudronnent...
Mais, même ainsi, le surnaturel ne disparaît pas totalement, les feux d'artifices peuvent faire des dessins incroyables sur le tableau du ciel, Mamie Kamaï continue à faire des prédictions, on est parfois amené à négocier avec les Dieux, et malgré la beauté de la nature, les typhons peuvent faire des ravages...

Vraiment un très beau livre, écrit simplement tout en étant poétique, léger mais qui a des choses à dire sur la nature, les traditions, le mystère des forces qui nous dépassent - qu'elles soient naturelles ou surnaturelles - l'amitié, le temps qui passe, le changement, les séparations...

 


Les Singes Bleus (Mabiru no Plinius, 1989 ; 255 pages, Actes Sud, roman traduit du japonais en 2006 par Yutaka Makino).
Très curieux roman, dans lequel le lecteur a généralement du mal à voir où l'auteur l'emmène.

Yoriko, une volcanologue, est appelée un jour par son frère, Takuma, "
lui expliquant qu'un de ses amis voulait l'entendre parler de ses recherches. Il lui avait dit que cet homme travaillait dans la publicité." (page 8). Ils ont rendez-vous dans un restaurant italien.

"
C'est là que se posait la question des vêtements. Une femme, célibataire, maître de conférences dans une faculté de sciences, est prise en général pour une excentrique obnubilée par son travail. En se présentant ainsi habillée comme pour aller donner un coup de main dans un déménagement, elle renforçait ce préjugé. On risquait d'imaginer qu'elle était fermée à toute discussion, alors qu'elle ne vivait pas uniquement dans un monde fait de croûte terrestre, de magma et de travaux universitaires." (page 8). Son problème, à ce moment-là, est de savoir s'il s'agit d'un boui-boui ou d'un restaurant chic.
Eh oui, 1989... Apparemment, on pouvait trouver des renseignements relatifs aux mouvements des plaques sur internet (cf page 43), mais pas la carte du menu d'un restaurant, ni les avis des internautes...

Le publicitaire expose son idée à Yoriko : la création d'un service téléphonique d'histoires. On compose un numéro et on entend une petite histoire, au hasard.
"
- Mais d'abord, pourquoi les gens auraient-ils envie d'écouter des histoires ? Pourquoi appelleraient-ils sans savoir sur quoi ils vont tomber ?
- Justement parce qu'ils ne sauront pas pourquoi. Parce que ça n'a aucun sens. Tout à l'heure, j'ai dit qu'on était fatigués des catégories, mais plus largement, les gens sont las du sens, de la valeur, des objectifs et du rendement. On est las du principe économique qui fait que tout est ordonné dans le sens du plus grand résultat pour le moindre effort. Je voudrais pour une fois tout renverser depuis la base, revenir au désordre. Quelque part dans le coeur humain il y a un instinct de ce genre. C'est peut-être mon flair de publicitaire qui me fait dire ça, mais n'importe qui rêve secrètement de tout bouleverser. Mais dans la réalité, personne n'a le courage de mélanger les cartes qui ont été si bien classées. Si on faisait ça, les gens devraient dès le lendemain s'occuper de leur nourriture. C'est pourquoi, pendant qu'on travaille bien proprement, durant les pauses, on écoute une histoire au hasard. Comme on dirait qu'il y a un sens, on y réfléchirait pendant un temps, mais à la fin tout ce qu'il en resterait c'est que soi-même on a écouté cette histoire, c'est la seule chose qui compte. On a écouté une histoire que personne d'autre n'a écoutée.
" (pages 26-27).

Il reste à trouver suffisamment d'histoires (mille pour commencer), et les financements. Si Yoriko pouvait écrire quelques petites histoires sur les volcans... et effectivement, elle le peut. Page 117 :
"Si ce type de récit lui convenait, elle pouvait lui en offrir autant qu'il voulait. Quant à savoir à quoi cela servait, c'était une autre histoire." (expression bien trouvée, sans doute de l'humour du traducteur...)

Yoriko est parfois obscure dans sa façon de s'exprimer "
Entre la taille du corps humain et la taille de la Terre, ou encore entre la perception humaine du temps et celle de la Terre, la différence n'est que d'environ sept, huit fois seulement." (page 34). Pas très compréhensible. C'est sans doute ça, le génie.

La forme du roman est curieuse, elle épouse son sujet, en digressant fréquemment sur des histoires, notamment les lettres de Shogo, le "petit ami" de la vulcanologue, qui fait des photos archéologiques au Mexique, dans un lieu perdu.
"
Au début je pensais mettre des mots sur tout ce que je voyais et photographiais, par exemple la beauté de la surface de la pierre, s'il y a un sens profond dans le dessin de l'ornementation, ou encore le côté amusant du contraste entre les couches de vert de la végétation et de la pierre nue. Ces derniers temps je ne fais que me déplacer et photographier." (page 49).
Ce site reculé semble habité de forces cosmiques incompréhensibles.
"
Est-ce parce que c'est un site, ou parce qu'on est loin de là où vivent les hommes ? La nuit, il suffit de s'endormir avec la tequila, mais si on s'allonge distraitement on entend la jungle qui fait tout un tas de bruits. Avoir les oreilles saturées de ces bruits n'est rien, mais au bout d'un moment on commence à avoir l'impression que quelque chose est tapi en silence juste derrière soi. Il n'est pas question d'avoir peur des fantômes, ni même des monstres, plutôt des pierres qui ont aspiré le temps, vaguement, de façon ambiguë, et qui ne parviennent plus à contenir une volonté inébranlable. Aurais-je peur des pierres ? Les pierres ne font qu'être là, mais je ne parviens pas à redresser la tête comme si la pesanteur de leur existence écrasait mes sentiments. [...] Allongé à distance, j'ai l'impression qu'elles se déplacent dans les ténèbres." (page 51)
Certains passages rappellent L'Homme qui revient. Ainsi, les lettres d'une dizaine de pages font à chaque fois une grosse parenthèse dans le roman, comme si le lecteur avait appelé le numéro du publicitaire...

Outre les nombreuses petites histoires et anecdotes, souvent instructives, comme celle de l'éruption qui a eu lieu à Hawai après l'attaque de Pearl Harbour, il y a également le compte-rendu de l'éruption de l'Asama (le volcan dont s'occupe Yoriko) en 1783 ; cette fois-ci, ce sont vingt pages de "parenthèse". Mais sont-ce vraiment des parenthèses ?

Parce que le curieux de l'affaire, c'est que le plus intéressant dans le livre, ce sont tous ces textes "inclus" dans le roman. Je suppose que c'est fait exprès, et que le rédacteur de la quatrième de couverture le savait aussi, lui qui résume la quasi-totalité du roman (y compris les dernières pages, sauf la toute fin... un peu perturbante, peut-être).

Les thèmes du livre semblent être :
- le rôle des histoires, pourquoi on raconte une histoire : qu'est-ce qui a poussé la survivante de l'éruption de l'Asama, des années après, à écrire son témoignage ? une forme de catharsis tardive ? Ou bien une histoire est-elle un moyen d'organiser, de rationaliser un monde qui ne l'est pas, et de se donner l'impression de contrôler ce monde dont les forces dépassent l'Homme (page 177) ?
- la capacité des mots à décrire vraiment (comme Shogo qui n'arrive pas à exprimer, à raconter avec uniquement des mots, sans gestes, mimiques, etc. ce qu'il vit : "
Pourquoi ne pouvons-nous pas témoigner d'une expérience ou d'une sensation autrement que par des mots ? Pour combattre la décomposition due au temps, nous n'avons comme outils que les mots, tellement approximatifs et grossiers, embourbés dans le préjugé et l'erreur. Je voudrais vraiment te transmettre dans sa totalité cette expérience de six mois.", pages 149-150)
- l'influence des histoires sur ceux qui les écoutent, cette influence changeant en fonction de leurs motivations. Une même histoire écoutée comme simple histoire, ou bien entendue comme un récit à caractère divinatoire n'aura pas du tout le même impact sur l'auditeur, et influera différemment sur ses actes à venir. Dans ce dernier cas, l'auditeur va chercher à trouver des résonnances dans sa propre vie, un sens caché, qu'il n'aurait pas cherché autrement.


En conclusion : un livre curieux, à la structure flottante, pas enthousiasmant dans son ensemble (ce n'est pas le meilleur de l'auteur), inégal, mais quand même globalement pas mal. Les pages consacrées à l'éruption de l'Asama sont, elles, vraiment très bien. Les pages de l'archéologue aussi. Enfin, tout ce qui n'est pas le roman lui-même... Mais ces pages en font partie, non ?


Concernant la traduction, quelques remarques, au cas où les notes laborieuses ci-dessous (et qui relèvent souvent du pinaillage) intéresseraient quelqu'un (par exemple : quelques corrections seraient-elles possibles pour l'édition en poche ?)
- Maladresses :
Page 34 : "... c'est la vitesse pour vous de grandir". " Vitesse de croissance" aurait sans doute été mieux.
Page 43 : "échelle digitale". "Digital", c'est de l'anglais. En français, c'est "numérique".
Page 46 : "[...] quand l'éruption était à son fort [...]" sonne bizarre... Apogée, peut-être... ou "acmé" pour être pédant...
Page 144 : Shogo prend sa "caméra" et photographie... Mais est-ce vraiment une caméra, ou bien plutôt un appareil photo (kamera en japonais, sauf erreur de ma part, vu que je ne connais pas cette langue, mais on sent que ça vient de l'anglais... et c'est un faux ami) ?
Page 165 "[...] les prédictions ne sont jamais juste" -> "justes" serait plus juste ?
Page 181 : "solutionner". Accepté par le Robert, mais qui précise "mot critiqué". Est-ce une tentative d'éviter de répéter "résoudre", déjà utilisé dans la même page ? C'est un verbe assez moche, quand même.
Page 187 : "Quand j'ai vu ta lettre précédant la dernière". C'est-à-dire l'avant-dernière ? Mais peut-être est-ce pour rendre une certaine tournure du japonais ?
Page 207 : "Ce n'est pas parce que l'on a trouvé le nom d'une maladie que celle-ci guérit". On guérit d'une maladie, ce n'est pas la maladie qui guérit.
Page 253 : "rucksack". "Sac à dos" en français, contrairement à l'allemand, l'anglais, ou encore le russe.

- Deux fautes de frappe :
Page 172 : "Je suis vraiment très heureuse qu'une génération d'une époque aussi lointaine que la mienne me dise de telles choses." Ne serait-ce pas : "qu'une génération d'une époque aussi lointaine de la mienne..." ?
page 173 : "où encore aussi terrible" : "où" au lieu de "ou"



- La Femme qui dort (119 pages, Editions Philippe Picquier, traduit en 2009 par Corinne Quentin).
Ce recueil contient trois nouvelles.

1/ Les origines de N'kunre (reshitashon no hajimari). Vingt-cinq pages.
La nouvelle commence ainsi : "Encore aujourd'hui toutes sortes d'explications circulent à propos de l'origine de N'kunre. Certains disent qu'elle s'est répandue exactement comme une épidémie. Elle sembla d'abord se limiter à une région particulière mais peu à peu elle traversa les frontières, envahit le continent, traversa les mers et finit par illuminer le monde entier.
Si une épidémie répandue par Dieu et non par le diable pouvait exister, qui ne plongerait pas les hommes dans un profond malheur mais les entraînerait vers la béatitude, cette épidémie devrait s'appeler N'kunre.
" (page 7).
Il n'est pas besoin d'en dire trop sur cette nouvelle. Elle se situe dans la lignée de la nouvelle L'Homme qui revient. C'est utopique... enfin, on l'espère, car comme l'histoire est racontée du point de vue d'un narrateur "objectif", presque désincarné, on peut penser que cette épidémie positive prive les hommes d'une part essentielle d'eux-mêmes...
Si l'on voulait émettre une critique, on pourrait dire que cette nouvelle ne va pas au fond des choses, qu'il y aurait beaucoup à développer. Mais enfin, elle correspond au titre : les origines de N'kunre. Pas plus.
Elle est quand même pas mal du tout. Il y a les thèmes habituels de l'auteur : habitants de coins reculés, message de paix à la limite de la cosmogonie, des mythes venant de très loin.

2/ Mieux encore que les fleurs (Renya). Quarante pages.
Le narrateur discute avec une connaissance qu'il a retrouvée après quinze ans. Il lui raconte le seul fait un peu étrange et intéressant qui lui est arrivé. Il était à Okinawa (où est né Ikezawa), il faisait un petit boulot dans un hôpital, et il a eu une aventure. Tout le fait bizarre repose sur les motivations de cette aventure.
La nouvelle se lit sans déplaisir, Ikezawa a du métier. Mais elle reste anecdotique.

3/ La Femme qui dort (Nemuru onna). Trente-neuf pages.
Une femme au foyer qui a suivi à l'étranger son mari expatrié dans le cadre de son travail. Un jour, alors qu'elle s'occupait de son travail ménager, elle a brusquement sommeil, un sommeil surnaturel...
"Ce n'est pas une simple envie de dormir. C'était comme si une force impérieuse l'attirait vers le sommeil. Ce genre de chose ne peut pas m'arriver, se dit-elle, tout en essayant de résister, mais elle ne pouvait pas résister et, comme un avion décolle du sol, elle s'envola tout à coup vers le sommeil. [...]
Et elle continue à voler. A des hauteurs où il n'y a plus d'air dans le ciel, son coeur, enfermé dans une capsule transparente, poursuit son vol. Mais elle n'en a pas vraiment conscience. Tout se passe dans le monde du sommeil. Muette, calme, elle ferme les yeux, se laisse transporter sans rien faire. Elle est haut, très haut dans le ciel.
" (page 85).
Elle participe à un rituel traditionnel d'Okinawa. Ce rituel, qui se perd, survit ainsi de façon magique.
Bon. C'est documenté et il y a quelques beaux passages, typiquement Ikezawaiens.
"Depuis le rêve de ces derniers jours je me sens comme un grand bateau qui sombre dans une mer peu profonde ; je me sens couler vers le fond de moi-même et là, sans le moindre tangage, immobile au milieu du vaste océan sur lequel je ne naviguerai plus, j'ai l'impression que l'eau va me traverser librement au gré des marées et que des milliers de petits poissons viendront se réfugier là. C'est sans doute parce que le bateau coule que je deviens quelqu'un d'autre. [...] Mon mari n'a sans doute aucune idée de ce bateau qui sombre en moi." (page 112).
Cela rappelle certains passages de Des os de corail, des yeux de perle. Mais La Femme qui dort est très en dessous de cette nouvelle.


En conclusion : un recueil de nouvelles pas mauvaises, mais pas vraiment marquantes. La première laisse augurer d'un bon recueil, mais le reste est vraiment trop anecdotique... Dommage.

fleurs

- La Soeur qui portait des fleurs (Hana o hakobu imooto, 花を運ぶ妹, 2000). Roman traduit du japonais en 2004 par Corinne Atlan et Corinne Quentin. Editions Philippe Picquier. 470 pages.

"Ikezawa s'est inspiré de faits réels survenus dans les années 1980", nous dit la quatrième de couverture.

Les chapitres du livre présentent en alternance deux narrations : celle de Kaoru (texte à la première personne du singulier), et celle de son grand frère Tetsurô (texte à la deuxième personne du singulier).
Kaoru est une jeune femme qui gagne sa vie en faisant de la traduction (en plus bien sûr du japonais, elle parle français et anglais), de la coordination (par exemple pour des chaînes de télévision, de radio... japonais), des petits reportages.

Tetchi, vingt-neuf ans, est un illustrateur qui a suffisamment de succès pour bien gagner sa vie.
"- Si je continue à dessiner sur commande, je ne pourrai pas aller plus loin, disait-il. Je finirai par ne plus rien avoir à dessiner. Mon style se figera. Les illustrations, c'est un travail alimentaire, mais mon véritable but c'est de vivre en dessinant ce que je veux, et pour ça, il faut que je trouve un moyen de me dépasser, d'aller plus loin que là où j'en suis maintenant.
[...]
En fait, il fait sa mue. Physiquement, on grandit et on grossit en fonction de ce qu'on mange, mais l'esprit humain, lui, doit posséder une coquille bien dure qui le protège, empêchant ce qui vient du monde extérieur et dont il ne veut pas d'y pénétrer. Et à cause de cette coquille, quand on s'est suffisamment nourri l'esprit, on ne peut pas grandir davantage. On est obligé de se dépouiller de sa carapace et d'attendre, dans un état de nudité et de vulnérabilité extrêmes, que s'en forme une autre plus grande. Aujourd'hui, je pense que c'est à cause de ça que Tetchi est parti voyager
." (pages 67-68).
L'auteur doit être un peu dans le même cas : il aime beaucoup voyager, et il s'installe parfois pendant plusieurs années dans un pays, pour le connaître vraiment (il l'a notamment fait en France, ce qui explique sans doute les premières pages du roman, qui sont situées à Paris).
Tous les ans, Tetchi passe plusieurs mois dans des pays du sud-est asiatique. Alors qu'il est à Bali, il est arrêté par la police. Il était en train de se droguer à l'héroïne. Or, à Bali, on ne plaisante vraiment pas avec ça. Il risque la peine de mort.
Kaoru, alors en Europe, va lui venir en aide. S'il avait été Américain, Tetchi serait sorti très vite de prison. Malheureusement, les représentants des autres nationalités (Japonais, Australiens...) ne sont pas logés à la même enseigne.

On voit la prison où croupit Tetchi :
"Dans la partie où se trouvait le centre de détention, tout le mur était constitué de barreaux de fer. Depuis la rue, on voyait au travers les silhouettes de tous ces gens arrêtés par la police. On aurait dit un zoo." (page 88).
Les conditions de détention sont bien sûr catastrophiques.

Le texte semble moins personnel que d'autres textes de l'auteur. Néanmoins, on reconnaît Ikezawa Natsuki dans les passages qui parlent de l'héroïne (on découvrira comment il a fait connaissance avec elle) :
"[...] une satisfaction entière dans l'immobilité. Un sommeil calme, paisible, d'un confort extrême. La réalisation contradictoire du sommeil éveillé, le plaisir de la mort qui peu à peu se répand dans tout notre corps à partir de l'extrémité de chaque nerf. Le bonheur du végétal. La paix du minéral. La vivacité de l'esprit dans un corps endormi. L'état de la Belle au bois dormant." (page 192).
Plus loin : "Les hommes sont aveuglés par ce qui se passe devant leurs yeux. Mais ce qui est vraiment important c'est le socle sur lequel repose l'existence. Ce ne sont pas les vagues qui clapotent à la surface de la mer mais les grands fonds inébranlables. L'obscurité sans fin. Ce qui est stable et ne change qu'à peine sur des milliers d'années. Il faut savoir regarder les choses à la vitesse des os qui se transforment en fossiles." (page 255).
L'héroïne doit théoriquement le libérer du temps des vivants et lui permettre d'accéder au temps de la pierre (page 265).

Au fur et à mesure du livre, Kaoru (et nous en même temps) apprend quelques petites choses sur Bali et l'Indonésie en général.
"[...] les Javanais sont vraiment différents de nous, vous savez. Ils réfléchissent vite, sont doués pour le commerce, font de bonnes carrières, tandis que les Balinais sont doux et ne pensent qu'aux dieux, au démons, et à s'amuser.
- De quelle façon ?
- De nombreuses façons : danse, musique, théâtre, fêtes de temples, enterrements, artisanat, combats de coqs. On aime peintre aussi, ici. Quand une activité est à la mode, elle se répand vite dans les villages, et tout le monde ne fait plus que ça pendant un temps. Ensuite, on se lasse, et on passe à autre chose.
" (page 232).

Il y a parfois quelques petites facilités (par exemple, le rejet de Bali de la part de Kaoru, est tellement appuyé qu'on se doute bien qu'il ne va pas durer) ; le livre est peut-être un tout petit peu trop long (mais le temps étiré n'est-il pas un des sujets du roman ?) et n'a pas l'originalité d'autres textes de l'auteur (La Vie Immobile, Des Os de corail...).
Ce n'est donc pas le meilleur livre d'Ikezawa Natsuki, mais c'est quand même un bon roman : intéressant (la menace de la peine de mort plane ; la soeur saura-t-elle se débrouiller dans un pays qu'elle ne connaît pas et dont elle ne parle pas la langue ?) et instructif pour ceux qui, comme moi, ne connaissent rien de Bali. Et puis il y a des vrais bons passages (les pigeons, vers la fin, par exemple).

Parmi les quelques petites fautes de frappe pas bien graves, on notera quand même un Rouaud au lieu de Rouault (le peintre). (page 356).

Bon, il serait peut-être temps que d'autres livres de cet auteur soient traduits en français : il y en a un petit stock qui attendent...

 

Divers.

Dans Le Figaro du 12/04/2011, il parle ainsi de la situation, après le tremblement de terre, le tsunami et l'incident nucléaire à Fukushima:

"« Dans un sens les Japonais sont habitués aux catastrophes naturelles. Nous nous affairons à construire ce que la nature peut détruire en un instant. Le verbe akirameru (renoncer, se résigner) signifie étymologiquement: rendre clair, manifeste. On comprend qu'on n'a pas la force de remédier à la situation, alors on renonce à des efforts inutiles. Mais, avec le nucléaire, la catastrophe est d'un autre genre et ne correspond pas à cet état d'esprit. La pensée scientifique et technologique par laquelle on apprivoise la nature, nous l'avons apprise de l'Occident. Les produits industriels de Toyota et bien d'autres firmes japonaises sont là pour prouver que nous avons été d'excellents élèves. Mais sur la centrale Daiichi de Fukushima une énorme erreur a été commise. Je pense que la puissance nucléaire n'est pas quelque chose qui s'apprivoise.

La présente catastrophe a un effet sur moi, en tant qu'écrivain. Après cinq ans passés en France, je suis rentré au Japon il y a deux ans et je pense que, plus qu'à tout autre période, c'est bien que je sois au Japon maintenant. Si je ne suivais pas de tout près ce qui se passe, si je ne faisais pas directement cette expérience, je pense que ce que j'écrirais dorénavant serait déphasé par rapport à la réalité vécue par nombre de Japonais. À partir de maintenant, nous allons nous appauvrir. Le devoir des politiques sera d'orchestrer la reconstruction en faisant tout pour que cette perte de richesse soit répartie aussi équitablement que possible. Nous devrions y arriver, car nous sommes habitués aux sinistres. Nous avons appris à contenir nos égoïsmes. »" (Traduction : Corinne Quentin)



Quelques romans non traduit :
- La Chute de Mathias Giri (Mashiuasu Giri no shikkyaku, マシアス・ギリの失脚, 1993), prix Tanizaki. On aimerait pouvoir le lire...

- Brave New World (すばらしい新世界, 2000)
- La Maison de Kaimanahira (カイマナヒラの家, 2001)
...
- Kadena (カデナ, 2009)
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