Après des études de droit à Szeged, il fit des études de langue et de
littérature à l'Université de Budapest.
Son premier roman, Sátántangó (1985), lui apporte la notoriété. Il quitte
la Hongrie communiste pour la première fois en 1987, passant un an à Berlin
ouest grâce au DAD (Deutscher Akademischer Austauschdienst).
Depuis l'effondrement du bloc soviétique, il a vécu en France, en Espagne,
aux USA, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Chine, au Japon...
Il continue à recevoir des prix, notamment pour Mélancholie de la
Résistance (1989).
Susan Sontag a dit de lui qu'il est "le maître hongrois contemporain de
l'apocalypse, que l'on peut comparer à Gogol et Melville.
W.G. Sebald : "L'universalité de la vision de Krasznahorkai rivalise avec
celle des Âmes Mortes de Gogol et surpasse toutes les petites préoccupations de la littérature contemporaine." (merci Wikipedia).
En 1990, il a pu séjourner longtemps en Asie (sa femme est sinologue), et il a écrit un compte rendu de cette expérience dans plusieurs oeuvres.
Depuis 1985, le réalisateur Béla Tarr réalise des films basés quasiment uniquement sur des oeuvres de Krasznahorkai, ce dernier écrivant les scénarios. On citera Sátántangó et Les Harmonies Werckmeister.
-Tango de Satan (Satantango, 1985, traduit du hongrois en 2000 par Joëlle Dufeuilly). NRF Gallimard. 286 pages.
La sonorité du titre original est évidemment meilleure que celle du titre en français : prononçons "Satantango", et sentons la répétition de la sillabe, comme si elle allait trébucher et tomber.
Il s'agit du premier roman de l'auteur. Il commence par une citation de F.K., qui finalement est bien à sa place : "« Alors, je préfère le manquer en l'attendant. »"
On remarque tout de suite que les titres des chapitres sont singuliers : "On apprend qu'ils arrivent.", "Nous ressuscitons", "Le Travail des araignées"...
Nous sommes en Hongrie, vers la fin de la période communiste. Le roman débute ainsi :
"Un matin, à la fin du mois d'octobre, peu avant que les premières gouttes des longues et impitoyables pluies d'automne commencent à tomber sur le sol craquelé, à l'ouest de l'exploitation (et qu'une mer de boue putride rende les chemins vicinaux impraticables et la ville inaccessible jusqu'aux premières gelées), Futaki fut réveillé par le son des cloches." (page 11).
On a déjà beaucoup de choses dans cette première phrase : l'exploitation (une ferme collective abandonnée ; seules quelques personnes sont restées, attendant...), la boue, la pluie, et le son des cloches (mais de quelles cloches ?). Dans ce monde à l'écart, le symbolique et le réel s'interpénètrent.
"Le faible éclat du soleil arrivait à peine à transpercer les tourbillons de nuages qui filaient vers l'est, une pénombre presque crépusculaire avait enveloppé la cuisine, il était difficile de savoir si les taches qui se dessinaient, frémissantes, sur le mur, n'étaient que des ombres ou les empreintes de la détresse qui se camouflaient derrière leurs espérances." (page 20).
Alors que le roman commence, on est en pleine magouille. Les habitants du lieu médisent les uns des autres, il y a une sombre histoire d'argent que certains voudraient prendre et partir, sans que d'autres ne s'en rendent
compte trop tôt.
Soudain, la rumeur arrive : Irimias et Petrina sont sur la route, et ils se dirigent vers la ferme !
"Schmidt éclata de rire « La mère Halics a complètement perdu la boule ! La Bible lui est montée au cerveau. » Mme Schmidt resta immobile. Elle écarta les bras en signe d'impuissance puis se précipita vers la gazininière, s'écroula sur le tabouret, s'accouda sur les genoux. » Si c'est vrai..., murmura-t-elle et ses yeux s'illuminèrent. Si c'est vrai... » Schmidt la coupa sèchement. « Mais puisqu'ils sont morts ! [...] »" (page 27).
Et c'est le deuxième chapitre : "Nous ressuscitons".
Nous faisons la connaissance d'Irimias et de Petrina. Nos deux lascars attendent, convoqués par la police (politique ? ils ont été arrêtés pour vagabondage, mais la frontière entre l'accusation de petit délit, disons matériel et le délit des idées, le délit politique, est parfois mince, paraît-il).
"Au cours des mois interminables qui venaient se s'écouler, après qu'un stupide désaccord, si insignifiant qu'il serait superflu d'en reparler, les eut écartés du cours de la vie normale, leur prise de position, jadis peu sérieuse, s'étaient muée en conviction profonde et si l'occasion s'en présentait ils seraient désormais capables de fournir, avec une étonnante assurance, sans hésitation et sans la moindre crispation, la bonne réponse aux questions dont l'essentiel pouvait se résumer aux mots « ligne de conduire »." (page 32).
On a ces phrases longues, qui semblent ne pas vouloir finir, mais qu'est-ce qu'elle va finir par dire ? se demande-t-on... et finalement, on n'est pas vraiment sûr d'avoir compris. Enfin, moi, en tout cas.
Mais revenons à nos deux zozos. Ils attendent. Le temps s'écoule, tic tac tic tac.
"« Les deux pendules, dit le plus grand à son compagnon, comme pour le rassurer, marquent des heures différentes et toutes deux sont étonnamment inexactes. La nôtre - et il lève son index incroyablement long et fin - retarde alors que l'autre... ce n'est pas le temps qu'elle mesure mais l'éternité de la servitude et face à elle nous sommes comme une brindille face à la pluie : "totalement impuissants". Bien qu'il parle tout bas, sa voix grave et suave emplit le long couloir désert. Son compagnon qui, on s'en aperçoit au premier regard, est loin d'incarner l'image de la volonté et de l'assurance, rive ses yeux globuleux sur le visage marqué par les épeuvres de son ami et sout son être s'emplit d'admiration. « Une brindille face à la pluie... », son esprit s'évade, il savoure ces mots comme s'il s'agissait d'un grand cru dont il aimerait deviner le millésime tout en s'avouant, résigné, qu'il en est incapable. « Toi, t'es un vrai poète ! » dit-il en hochant la tête, avec l'air hébété de celui qui s'étonne d'avoir par hasard énoncé une vérité." (pages 32-33).
C'est vraiment bien écrit.
Et allons au minutage 2'38 dans l'extrait du film de Béla Tarr :
Il y a de nombreuses phrases étranges, comme "Le temps se fige sur ses paroles comme les algues gluantes sur les fossiles." (page 43). Toujours ce mélange de l'abstrait et du très concret (les algues ne sont pas seulement algues, elles sont gluantes, et quoi de plus concret que les fossiles, encore que... est-ce toujours la chose, l'animal, ou bien n'est-ce pas plutôt sa simple représentation, comme dénuée de sa vérité intrinsèque... et c'est à cela que les paroles sont comparées, ce qui n'est plus que l'apparence de la réalité sans être la réalité elle-même... parfois je m'étonne de la profondeur des pensées qui me viennent au bout des doigts tandis que je tape).
Nos deux compères ont donc été arrêtés. Un capitaine leur propose de travailler pour eux. Petrina ne comprend rien "« Je pige que dalle, si je peux m'exprimer ainsi »" (page 43).
Et il se passe des phénomènes étranges.
"Le capitaine se masse la tempe, et son visage... on dirait qu'une armure recouvre son visage, une armure qui absorbe la lumière froidement, sourdement, obscurément, sa peau est sous l'emprise d'un étrange pouvoir : la déchéance est réapparue, libérée des cavités osseuses elle se déverse jusque dans les moindres recoins, elle pénètre jusque dans les couches les plus profondes de la peau, proclamant sa force indestructible." (page 46).
La force indestructible de la déchéance ! Il y a quelque chose d'antinomique là dedans.
Les phrases étonnantes abondent, le style est dense.
On arrive à une scène de tango. Ce n'est pas un tango de luxe, bien sûr, tout est minable.
"Les autres leur firent de la place, tapèrent des mains, poussèrent des cris d'encouragement, même Schmidt ne put s'empêcher d'éclater de rire car le spectacle était irrésistible : Halics, qui avait au moins une tête de moins que sa partenaire, sautillait autour de la taille mouvante, trépidante de Mme Kraner, comme s'il cherchait à se débarrasser d'une guêpe coincée dans sa chemise." (pages 161-162).
Il faudrait parler aussi du docteur, un être reclus chez lui, qui note scrupuleusement tout ce qui se passe depuis sa fenêtre, il épie ses voisins, il a tout organisé scientifiquement, méthodiquement, pour ne rien perdre. Aucun détail ne doit lui échapper.
C'est un personnage assez incroyable, pathétiquement drôle.
Il faudrait citer nombre de phrases immenses, dont le style finit par se déglinguer : "[...] car elle avait de plus en pluspeur que Mme Schmidt soit mécontent d'elle alors elle lui hurlafurieuse que la vipère temorde elle s'assit pleura sur lerebord de la baignoire elle voyait toujours le gamin qui ricanait à la fenêtre Mme Schmidt étaitunoiseau [elle volait joyeusement sur la crête des nuages elle vit quelqu'unenbas lui faire un signe elle descendit et alors elle entendit lescris de Schmidt pourquoi la bouffe est pas prêtesalope descendstout de suite maisel lere pritesonenvol etpiailla d'ici demaintu crèveras pasdefaim ellesentit leso leillui brûler ledosschmidtétait soudainàcôté d'ellearrête tout de suitemais ellen' yprêtapasattention ellevola enra semotte [...]" (pages 217-218).
Parfois, le texte fait du surplace, à force de circonvolution, l'histoire reste, tourne sur elle-même.
C'est parfois lourd, ou du moins long. Le mouvement de l'histoire est étrange. On sent qu'il y a une construction pensée derrière tout cela, les chapitres vont de I à VI dans la première partie et de VI à I dans la deuxième, c'est le mouvement du tango.
Il y a des scènes surréalistes : fantôme ou revenant, araignées laborieuses... Quelques mises en abyme inattendues, aussi. Un discours interminable. Ca se bourre la gueule et le temps est long, il se dilate... Et il y a aussi des chapitres incroyables, comme celui des rédacteurs, ou encore le chapitre final.
C'est un roman à la pâte très épaisse - parfois trop, il y a comme des grumeaux, des longueurs, des scènes qui n'en finissent pas à force de circonvolutionner (c'est un premier roman), de se déglinguer, on s'invective dans le vide, comme des buveurs quasiment ivres morts qui bouclent dans leurs discours -, et en même temps le livre est vraiment original dans sa forme et certaines scènes, le style est souvent assez sidérant, et certains passages sont mémorables.
A déconseiller aux amateurs exclusifs d'histoires simples et claires et de style classique.
Pour finir, voici l'affiche du film de Béla Tarr :
- Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l'ouest par les chemins, à l'est par un cours d'eau (Északról hegy, Délről tó, Nyugatról utak, Keletről folyó ; 2003). Traduit du hongrois par Joëlle Dufeuiily. 189 pages. Editions Cambourakis.
Les premiers chapitres sont souvent quasiment composés d'une seule phrase.
Au début, il est question d'un train. On est au Japon, tout près de Kyôto.
"[...] lorsque l'on descendait après Shichijo, près de l'ancien site aujourd'hui disparu de Rashômon, dans le quartier de Fukuine, les maisons et les rues étaient soudain différentes, c'était comme si les formes et les couleurs s'étaient subitement effacées, il n'en était qu'à une station mais se sentait hors de la ville, à l'extérieur de Kyôto, et c'est de là qu'il démarra, par des ruelles étroites et labyrinthiques, tournant ici à gauche, avançant tout droit, tournant à nouveau à gauche, le doute aurait dû le gagner, et tel fut d'ailleurs le cas, mais il ne s'arrêta pas pour demander son chemin, n'interrogea personne, au contraire, il poursuivit sa route sans se poser de question, sans hésiter, [...] " (pages 9-10).
Le "il" en question, on l'apprend page 17, c'est le petit-fils du prince Genji. Un homme de faible constitution, engagé dans une quête.
Un tout petit peu plus loin : "l'endroit était désert, comme si une fête ou un drame se déroulait quelque part, mais ailleurs, loin d'ici" (page 10).
C'est une caractéristique du livre : il n'y a quasiment personne. Les lieux sont déserts, comme si tout le monde venait à peine de partir, brusquement, volontairement ou non (enlevé par des dieux, rayé de la surface de la réalité...).
Il emprunte un sentier montant qui longe un mur ; il suit ce mur qui "l'orienta directement vers un pont en bois, léger et délicat, si léger et si délicat qu'il semblait flotter dans les airs, un pont couvert d'un toit fait d'écorce de cyprès, les piles, minutieusement polies, étaient en cyprès également, le tablier, mou, battu par la pluie, se balançait doucement sous les pas et, de chaque côté : le vide et la verdure, de la verdure partout. [...]
Le pont prit fin en décrivant un arc au-dessus de la vallée mais ne marqua aucune rupture, le mur continuait toujours, inchangé, sans ornement, blanchi, un pisé épais et compact, une rangée horizontale de tuiles faîtières bleu turquoise, et tandis qu'il avançait obstinément, à la recherche de l'entrée, il eut le sentiment que cette étrange longueur, que cette cloison immuablement hermétique et uniforme, là, sur sa gauche, n'étaient pas simplement là pour délimiter un immense territoire, mais pour lui faire prendre conscience d'une chose : il ne s'agissait pas d'une clôture, mais de la mesure intrinsèque de quelque chose dont l'évocation à travers ce mur cherchait à prévenir le nouvel arrivant que celui-ci aurait bientôt besoin d'autres unités de mesure que celles auxquelles il était habitué, que celles qui avaient jusqu'ici encadré sa vie." (page 11-13)
C'est bien cela : c'est un peu comme s'il était parvenu dans un lieu magique en suivant un chemin qui l'aurait mené dans une autre dimension, légèrement différente de la nôtre.
Le petit-fils du prince va pénétrer dans ce territoire.
Le voici face à un temple : "[...] au milieu de la cour, quatre paires d'épaisses colonnes en bois d'hinoki poli, sur un haut socle en pierre, soutenaient une double toiture légèrement incurvée en son sommet, deux toits, l'un au-dessus de l'autre, c'était comme si deux immenses feuilles d'automne, aux bords déjà légèrement racornis, étaient tombées l'une après l'autre, l'une au début, l'autre à la fin d'un même instant, et que seule la première était arrivée à destination, et tandis que la première était arrivée et se reposait déjà sur l'édifice de poutres des colonnes, l'autre semblait poursuivre sa descente dans les airs, dans une parfaite symétrie [...]" (page 14).
Il semble qu'un étrange cambrioleur, qui n'aurait rien volé mais mis du désordre, soit passé par ces lieux un peu avant...
Le lecteur, à condition que les longues phrases enveloppantes ne lui fassent pas peur (mais les chapitres sont courts et les pages aérées, le texte passe donc très bien), sera plongé dans un monde en suspension - silence, lieux désertés de présence humaine, étrangeté de l'atmosphère... une sorte de parenthèse hors du temps - et suivra la quête du petit-fils du Prince Genji à la recherche d'un mystérieux "jardin caché". Existe-t-il vraiment ?
Un livre vraiment très beau, mystérieux, souvent fascinant, aux images marquantes.
Bizarrement, et c'est quand même un peu dommage pour un tel texte, on a un "acquis de conscience" (page 118 ; plus tard, page 189, le mot pourtant est bien orthographié), féérique (page 155), et de trop fréquents "eut été". Je ne dis pas que je ne laisse jamais passer de fautes dans mes petits commentaires, mais bon, quand même...