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Homère
(fin du VIIIème siècle av. J.-C.)

homère
Copie romaine d'un portrait fictif de Homère. Vers 460 avant J.C. Glyptothèque de Munich. Photo 31/07/2013.

 


"Homère (en grec ancien Ὅμηρος / Hómêros, « otage » ou « celui qui est obligé de suivre ») est réputé avoir été un aède (poète) de la fin du VIIIè siècle av. J.-C. Il était simplement surnommé « le Poète » (ὁ Ποιητής / ho Poiêtếs) par les Anciens. Les deux premières œuvres de la littérature occidentale que sont l’Iliade et l’Odyssée lui sont attribuées.

Il est encore difficile d'établir aujourd'hui avec certitude si Homère a été un individu historique ou une identité construite, et s'il est bien l'auteur des deux célèbres épopées qui sont au fondement de la littérature occidentale. Cependant plusieurs villes ioniennes (Chios, Smyrne, Cymé ou encore Colophon) se disputaient l'origine de l'aède et la tradition l'individualisait en répétant qu'Homère était aveugle.

La place d'Homère dans la littérature grecque est tout à fait majeure puisqu'il représente à lui seul le genre épique à cette période : l’Iliade et l’Odyssée lui sont attribuées dès le vie siècle av. J.-C., ainsi que deux poèmes comiques, la Batrachomyomachia (littéralement « la bataille des grenouilles et des rats ») et le Margitès, et les poèmes des Hymnes homériques. La langue homérique est une langue déjà archaïque au viiie siècle av. J.-C. et davantage encore au moment de la fixation du texte, au vie siècle av. J.-C. : elle est associée à l'emploi de l'hexamètre dactylique.
" (Wikipedia).

achille et ajax
Ajax et Achille jouant ; amphore attique signée Exékias. Vers 540 avant J-C. Musée du Vatican.

 

Commençons par un texte de Borges : Les traductions d'Homère. En marge de "Discussion". (Oeuvres complètes, Tome 1, La Pléiade).
"Aucun problème n'est aussi consubstantiel aux lettres et à leur modeste mystère que celui que propose une traduction.
[...]
La superstition de l'infériorité des traductions - monnayée par l'adage italien bien connu - provient d'une expérience négligente. Il n'est pas un seul bon texte qui ne semble invariable et définitif si nous le pratiquons un nombre suffisant de fois. Hume identifia l'idée habituelle de causalité avec celle de succession. Ainsi un bon film, à la deuxième vision, paraît encore meilleur : nous avons tendance à prendre pour des nécessités ce qui n'est que répétitions. Dans le cas des livres célèbres, la première fois est déjà la seconde, étant donné que nous les abordons en les connaissant déjà. L'expression banale et prévoyante « relire les classiques » est en fin de compte d'une innocente véracité. [..]
Don Quichotte, de par mon exercice congénital de l'espagnol, est un monument uniforme, sans autres variations que celles qu'apportent l'éditeur, le relieur et le compositeur ; par contre, l'Odyssée, grâce à mon ignorance opportune du grec, est une librairie internationale d'oeuvres en prose et en vers, depuis les vers à rimes plates de Chapman jusqu'à l'Authorized Version d'Andrew Lang, au drame classique français de Bérard, à la saga vigoureuse de Morris ou à l'ironique roman bourgeois de Samuel Butler.
" (pages 290-291).
Quel est l'apport de l'écrivain, et qu'est-ce qui appartient à la langue ? se demande Borges. « Le divin Patrocle » et tous les adjectifs accolés aux noms propres, sont-ils de l'invention d'Homère, ou bien cela relevait-il de la tradition, pour ainsi dire ?
Borges compare plusieurs traductions d'un même passage, avec des différences incroyables - mais on est conscient qu'on lit la traduction française de la traduction en espagnol du texte grec...
"De ces nombreuses traductions, laquelle est fidèle ? voudra peut-être s'assurer mon lecteur. Je répète : aucune, ou toutes." (page 295).

Le tout, et là c'est moi qui parle et non Borges, est de trouver une traduction qui nous parle, qui nous donne envie de continuer à lire.

Je vais donc, plutôt que de chercher à écrire quelque chose d'intelligent, effectuer une comparaison des quelques traductions actuellement disponibles.
Sachant que je n'ai jamais étudié le Grec, ce qui - merci Borges ! - est finalement une chance.

Les traductions sont plus ou moins modernes ou archaïsantes, et en vers ou en prose.

Pardon par avance pour les gros pavés, que j'ai tenté d'alléger avec quelques illustrations.

 


l'iliade

L'Iliade. Traduit du grec par Philippe Brunet. Préface, notes et répertoire établis par le traducteur. 2010. Points. 709 pages.

La version Brunet me servira de référence. J'ai généralement du mal avec les traductions en vers, car il me semble qu'il reste si peu de l'original... une version en prose ne tente pas de rivaliser sur la forme (et la poésie française classique repose tellement sur la rime...) : il reste les idées, qui ne sont pas distordues pour permettre de "faire" de la poésie. Mais la version Brunet, qui respecte le rythme de l'hexamètre, "sonne" vraiment bien.

Dans sa préface, Philippe Brunet parle de l'oeuvre et des choix qu'il a pris quant à la traduction.

"D'une certaine façon, l'Iliade est la stèle sur laquelle demeurent gravés, à tout jamais, les noms des guerriers fauchés par la mort. À côté de Patrocle et d'Hector, combien d'inconnus, qui n'apparaissent que le temps d'égrener les syllabes de leur nom dans l'hexamètre..." (page 13)

hector
Hector casqué sur un quadrige au galop. Bronze impérial. Date du règne de Caracalla (211-217). BNF, Monnaies, Médailles et Antiques.

L'hexamètre, justement... Philippe Brunet a accompli le tour de force de traduire L'Iliade en hexamètres.
"Il se déclame, se chante, invite à parodier, à répéter, à induire d'autres chants." (page 25).
"À la Renaissance, un certain Mousset aurait traduit toute l'Iliade en hexamètres français, rapporte Agrippa d'Aubigné dans une lettre à Salomon Certon : le poème est perdu." (page 26).
Généralement, les traducteurs ont préféré "la forte tradition du vers syllabique, décasyllabe, alexandrin, et le sceau de la rime." (page 26).
Il explique en quoi consistent les spécificités de l'hexamètre, et notamment : "Le vers de l'épopée commence toujours sur une syllabe marquée." (page 27).

Il y a bien sûr de très fortes contraintes, mais il y a des moyens de les contourner :
"Le nom, le patronyme, la périphrase concourent, sous une forme ou une autre, selon les besoins du mètre, ou les envies de l'invention, à nommer le héros, ou l'objet ainsi dignifié.
Quand il voudra désigner Poséidon, l'aède emploiera le nom « Poséidon », utilisera le patronyme « Cronide » ou « fils de Cronos », ou recourra aux périphrases « Ebranleur de la terre », « Socle du sol », « dieu aux crins d'azur ».
" (page 31).
Il parle de l'utilisation d'un groupe de mots formé d'un nom composé et d'une hépithète : « mort malsonnante », « guerriers magnanimes », « pieds-rapides », « joues-vermeilles » ; ces composés peuvent à leur tour être utilisés "comme des adjectifs épithètes : ciel large-voûte, vaisseau brise-vagues, source onde-noire, sang nuée-noire" (page 31). Ou encore, j'aime beaucoup : « vin miel-de-l'âme » (chant 8, vers 506)

Il peut également y avoir de l'humour dans leur utilisation : "Comment Hector peut-il être encore divin au moment où Achille le traîne par les talons autour de la ville ? [...] L'épithète pourrait même valoir en dehors de tout contexte, par une sorte d'humour dont Homère sait user parfois : Achille reste « pieds-rapides » lorsqu'il est « assis ». J'ai reconnu immédiatement cet humour, ce sens du jeu, dès le premier instant où je suis entré dans la joie de lire et traduire L'Iliade. " (page 11).
L'humour est parfois d'un autre ordre. Ainsi, Achille dit, Chant 9, vers 375-376 : "Assez. Qu'il aille se faire voir ailleurs" ... et le lecteur pense bien sûr... chez les Grecs ?

Philippe Brunet met en évidence les parallèles de structure de l'Iliade et de l'Odyssée, les correspondances des vingt-quatre chants : L'Illiade, chant trois : "Hélène dresse le catalogue des guerriers achéens, pour la vieux Priam" ; dans l'Odyssée, "Nestor dresse le catalogue des guerriers de retour, pour le jeune Télémaque" ; Chant quatre : "Emotion d'Agamemnon devant la blessure de son frère Ménélas ; un baume apaise la douleur" / L'Odyssée : "Emotion familiale chez Ménélas, sur le sort d'Ulysse ; une potion apaise la douleur" ; Chant cinq : "Commencement de l'action - les dieux poussent Diomède ; douleur d'Aphrodite et d'Arès, blessés par un mortel" / L'odyssée : "Commencement de l'action - les dieux renvoient Ulysse ; douleur de la déesse Calypso, abandonnée par un mortel", etc.

 

Outre la version de Philippe Brunet, nous allons également feuilleter :

version backès      pléiade     mazon    lasserre   leconte de Lisle
Backès (2011) ; Flacelière (1955) ; Mazon (1937-1938) ; Lasserre (1932) ; Leconte de Lisle (1850).

On pourra trouver en ligne le texte d'Eugène Lasserre sur : http://www.chelus.org/lass.htm , et le texte de Leconte de Lisle sur : http://philoctetes.free.fr/homereil.htm

A propos de la dernière traduction en date (celle de Jean-Louis Backès), on pouvait lire dans Le Magazine littéraire:
" Enfin, cette Iliade parle un langage simple qui est le nôtre, là où Philippe Brunet reprenait à Leconte de Lisle certaines suggestions éminemment « sourcières ». Les « sourciers », comme les a nommés Jean-René Ladmiral, sont les traducteurs qui, par attachement (excessif ?) à la langue source, peuvent aller jusqu'à conserver certains mots de celle-ci : Leconte de Lisle et Brunet parlent de « la Kêr » [en fait, ça n'est pas pas tout à fait vrai : Brunet écrit généralement : "les Kères", voir par exemple Chant 8, vers 528], là où Backès, résolument « cibliste », traduit plus simplement « la mort ». Et, certes, la Kêr n'est pas n'importe quelle mort - c'est la mort violente des batailles -, mais le contexte suffit pour qu'on le comprenne.

Il en va de même des fameuses épithètes homériques ; le traducteur peut en rendre l'étrangeté propre (Philippe Brunet, chant VIII, v. 485-486 : « Dans l'Océan tombaient le soleil et sa claire lumière/ amenant la noire nuit sur les champs donne-l'orge ») ou privilégier une compréhension plus immédiate, mais avec un rythme tout aussi travaillé, comme Jean-Louis Backès : « La vive lumière du soleil tomba dans l'Océan,/ Traînant la nuit noire sur la terre qui donne le blé. » [...]
Mais Poséidon doit-il être appelé « l'Ébranleur de la terre » (Brunet) ou « le Maître du séisme » (Backès) ? Chaque lecteur choisira.
" (source : http://www.magazine-litteraire.com/mensuel/532/iliade-toujours-recommencee-23-05-2013-64193 ).

achille
Achille casqué du casque corynthien orné d'un griffon ailé. Didrachme d'argent. Monnaie frappée en Italie ou en Sicile entre 280 et 275.


L'Iliade ne brosse pas la totalité de la Guerre de Troie. Au début de l'Iliade, on en est déjà à la dixième année de guerre, et le livre se finira avant la prise de la ville... On ne verra même pas le fameux cheval. D'ailleurs, ce cheval, on n'en entendra pratiquement pas parler non plus dans l'Odyssée.
Borges parlait de relire les classiques ; mais l'Iliade et l'Odyssée, à l'époque de leur composition, s'adressaient à des gens connaissant déjà l'histoire, comme nombre de tragédies grecques, d'ailleurs, ce qui est logique : la Guerre de Troie se serait déroulée vers 1200 avant J-C, et Homère aurait vécu vers 800. Imaginons, si cela est possible, un poème épique écrit dans les années 2300 et qui traiterait d'un épisode d'une des deux Guerres Mondiales, mettons le Chemin des Dames, ou Monte Cassino...

Pierre Vidal-Niquet, dans Le Monde d'Homère, parle ainsi de son premier contact avec l'Iliade, que sa grand-mère paternelle lui avait acheté : "J'ai d'abord cru que le libraire qui lui avait vendu ce livre s'était moqué d'elle. En effet, le récit commençait alors que Troie était assiégée depuis plus de neuf ans, et se terminait sans le moindre cheval de bois par la formule suivante : « Telles furent les funérailles d'Hector, dompteur de chevaux. »" (Pierre Vidal-Niquer, Le monde d'Homère, Perrin, page 12).

mykonos      cheval de troie       cheval     
1/ Représentation du cheval de Troie sur le col d'un vase du VIIe siècle avant J.-C. Musée de Mykonos.
2/ Benoît de Sainte-Maure : Roman de Troie. Venise ou Padoue, vers 1340-1350. Parchemin. BNF, Manuscrits. Ce Roman de Troie est un long poème rédigé vers 1165.
3/ Raoul Le Fèvre - Recueil des histoires de Troie. Flandre, 1495. Troie "ressemble à une cité de la province du Hainaut de la fin du XV° siècle dans une Antiquité transposée." (Sur les traces d'Ulysse, Bibliothèque nationale de France., 2006, page 103)


L'Iliade fait partie du Cycle Troyen, "un ensemble d'épopées illustrant la guerre de Troie, de ses lointaines origines (la Titanomachie) jusqu'aux événements décrits par l’Iliade et l’Odyssée." (Wikipedia). Les origines de la guerre sont décrites dans les Chants cypriens (de Stasinos), la mort d'Achille dans l'Ethiopide (d'Arctinos de Millet), on voit le fameux Cheval dans la Petite Iliade (de Leschès de Pyrrha), etc. (on trouvera la liste complète sur Wikipedia)


Les Achéens (ou Danaens) et leurs alliés venus de toute la Grèce affrontent les Troyens et leurs alliés. Chaque camp est supporté par des dieux : Héra et Athéna sont notamment du côté des Grecs, Aphrodite et d'autres dieux et déesses (sans compter des néréides) du côté des Troyens. L'implication des divinités est d'autant plus forte que, parmi les combattants se trouvent nombre de leurs fils ou filles, que les dieux et déesses ont eu avec des mortels. Ils sont donc tentés de les protéger. Par exemple, du côté des forces troyennes, on trouve Enée, fils d'Aphrodite.

achille-hector    achille-hector

Combat entre Achille et Hector. Athènes, 500-480 avant J-C. De gauche à droite : Athéna et Achille, Hector et Apollon, ce dernier quittant la scène.
British Museum (voir ici).



L'Iliade raconte donc une partie du siège de Troie. Mais où se trouve Troie ? Le site archéologique de Troie est situé sur une colline du nom de Hissarlik, dans la province de Çanakkale, en Turquie :
troie

"L'histoire que raconte l'Iliade se déroule dans une société, réelle ou fictive, dont les codes de conduite et les systèmes de valeurs sont, avec le temps, devenus presque inintelligibles. [...] Parfois, on se dit que l'Odyssée est, malgré tout, plus proche. Les comparaisons y sont plus rares ; toute la narration est centrée autour d'un personnage, qui paraît plus sensible, plus émouvant que les grandes bêtes de guerre rassemblées sous les murs de Troie." (Jean-Louis Backès commente l'Iliade, folio, page 11-12).

On ne parlera pas de l'existence on non d'un homme appelé Homère, ni des théories diverses d'attribution à d'autres auteurs, ni de ce qui peut relever ou non de l'invention (et que les recherches archéologiques confirment ou infirment), et on commencera à lire le livre.

Voici donc le début :

Jean-Louis Backès (2011 ; Folio)
Philippe Brunet (2010 ; Point)

"La colère, chante-la, déesse, celle du Pélide Achille,
La pernicieuse, qui aux Achéens donna tant de souffrances
Et qui jeta dans l'Hadès tant de fortes âmes
De Héros ; eux-mêmes, elle en fit la pâture des chiens
Et des oiseaux. La décision de Zeus s'accomplissait,
depuis que d'abord s'opposèrent en querelle
L'Atride prince des hommes et Achille le divin.

Qui des dieux les affronta dans le combat et la querelle ?"

"Chante, Déesse, l'ire d'Achille Péléiade,
ire funeste qui fit la douleur de la foule achéenne,
précipita chez Hadès, par milliers, les âmes farouches
des guerriers, et livra leur corps aux chiens en pâture,
aux oiseaux en festin - achevant l'idée du Cronide -,
depuis le jour où la discorde affronta l'un à l'autre
Agamemnon, le souverain maître, et le divin Achille !

Qui, des dieux, déclencha l'affrontement des deux hommes ?" (Chant I, vers 1-8).

Robert Flacelière (1955 ; La Pléiade)
Paul Mazon (1937-1938 ; Les Belles Lettres)
Déesse, chante-nous la colère d'Achille, de ce fils de Pélée, - colère détestable, qui valut aux Argiens d'innombrables malheurs et jeta dans l'Hadès tant d'âmes de héros, livrant leurs corps en proie aux oiseaux comme aux chiens : ainsi s'accomplissait la volonté de Zeus. Commence, à la querelle où deux preux s'affrontèrent : l'Atride, chef de peuple, et le divin Achille.
Quel dieu les fit se quereller et se combattre ?

Chante, déesse, la colère d'Achille, le fils de Pélée ; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d'âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel - pour l'achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d'abord divisa le fils d'Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille.
Qui des dieux les mit donc aux prises en telle querelle et bataille ?

 


Version Lasserre (1932 ; Garnier Flammarion)
Version Leconte de Lisle (1850 ; Pocket)
Chante la colère, déesse, du fils de Pélée, Achille, colère funeste, qui causa mille douleurs aux Achéens, précipita chez Adès mainte âme forte de héros, et fit de leurs corps la proie des chiens et des oiseaux innombrables : la volonté de Zeus s'accomplissait. Commence à la querelle qui divisa l'Atride, roi de guerriers, et le divin Achille.
Quel dieu, en cette querelle, les lança l'un contre l'autre ?

Chante, Déesse, du Pèlèiade Akhilleus la colère désastreuse, qui de maux infinis accabla les Akhaiens, et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s'accomplissait ainsi, depuis qu'une querelle avait divisé l'Atréide, roi des hommes, et le divin Akhilleus.
Qui d'entre les Dieux les jeta dans cette dissension ?


Texte Grec
 

Μῆνιν ἄειδε θεὰ Πηληϊάδεω Ἀχιλῆος
οὐλομένην, ἣ μυρί᾽ Ἀχαιοῖς ἄλγε᾽ ἔθηκε,
πολλὰς δ᾽ ἰφθίμους ψυχὰς Ἄϊδι προΐαψεν
ἡρώων, αὐτοὺς δὲ ἑλώρια τεῦχε κύνεσσιν

οἰωνοῖσί τε πᾶσι, Διὸς δ᾽ ἐτελείετο βουλή,
ἐξ οὗ δὴ τὰ πρῶτα διαστήτην ἐρίσαντε
Ἀτρεΐδης τε ἄναξ ἀνδρῶν καὶ δῖος Ἀχιλλεύς.

τίς τ᾽ ἄρ σφωε θεῶν ἔριδι ξυνέηκε μάχεσθαι;

 

Une note d'Hélène Monsacré, dans la version Les Belles Lettres, précise que cette colère d'Achille, "Mênis", est un "mot presque exclusivement employé pour qualifier une colère divine, funeste, dangereuse. Achille est le seul mortel à qui s'applique ce terme dans tout le corpus homérique." Ce n'est donc pas une colère banale.

Les responsables du conflit, sont-ce les hommes ou les dieux ? Priam en parle ainsi à Hélène, chant 3, vers 164 : "tu n'es en rien responsable, les dieux sont, pour moi, responsables".

helene
Raoul Le Fèvre (il était le chapelain de Philippe le Bon, duc de Bourgogne)- Le Recueil des hystoires troyennes, contenant trois livres... Paris, A. Vérard, vers 1498. BNF, Réserve des livres rares, Velins-628.
"Il témoigne à quel point la perception de l'enlèvement d'Hélène par Pâris a subi une inflexion depuis Homère. Chez Raoul Le Fèvre, Hélène devient une femme épousée en grand honneur par Pâris. Elle n'est plus cette femme enlevée pour qui les Achéens font la guerre. Chez d'autres auteurs posthomériques, Hélène est consentante et devient même selon certaines traditions, une femme fatale. Chez Homère, Hélène n'est coupable de rien, seuls les dieux sont coupables" (Homère. Sur les traces d'Ulysse, Bibliothèque Nationale de France, notice page 83)


Homère commence donc par ce qui est au coeur de l'Iliade : la naissance de la dissension entre Agamemnon et Achille. Il est question d'une femme : Chryséis joues-vermeilles.

Elle est la captive d'Agamemnon. Son père, prêtre d'Apollon, est venu pour la récupérer en échange d'une rançon. Les Achéens étaient prêts à accéder à sa demande, mais pas Agamemnon.
Ecoutons-le s'adresser au prêtre/père de Chryséis :

Jean-Louis Backès (2011 ; Folio)
Philippe Brunet (2010 ; Point)

Elle, je ne vais pas la lâcher ; avant que Vieillesse la prenne
Dans notre maison, en Argos, loin de sa patrie,
elle ira travailler au métier et coucher dans mon lit.

"« Je ne la rendrai pas : elle attendra la vieillesse
dans mon pays d'Argolide, loin du pays de ses pères,
à manoeuvrer la navette, à se pavaner sur ma couche !" (Chant 1, vers 29-31).
Robert Flacelière (1955 ; La Pléiade)
Paul Mazon (1937-1938 ; Les Belles Lettres)
Je ne te rendrai pas ta fille, pas avant du moins qu'elle ait vieilli sous mon toit, en Argos, loin du pays natal, travaillant au métier et partageant mon lit. Celle que tu veux, je ne la rendrai pas. La vieillesse l'atteindra auparavant dans mon palais, en Argos, loin de sa patrie, allant et venant devant le métier et, quand je l'y appelle, accourant à mon lit.
Version Lasserre (1932 ; Garnier Flammarion)
Version Leconte de Lisle (1850 ; Pocket)
Ta fille, je ne la délivrerai pas, la vieillesse l'atteindra plutôt, dans notre maison, en Argolide, loin de sa patrie,
tissant la toile et venant dans mon lit.
Je n'affranchirai point ta fille. La vieillesse l'atteindra, en ma demeure, dans Argos, loin de sa patrie, tissant la toile et partageant mon lit.

Pour finir, il le menace. Le prêtre a peur ; il fuit. Plus tard, une fois seul, il prie Apollon que les Danaéens paient de ses flèches le prix des larmes du prêtre, lui qui a par le passé grillé pour son dieu des cuisses luisantes de taureaux et de chèvres !
La communication était plus directe que de nos jours, et le résultat ne se fait pas attendre :

Jean-Louis Backès (2011 ; Folio)
Philippe Brunet (2010 ; Point)

Les flèches sifflaient sur son épaule alors
Qu'il fonçait dans sa colère ; il allait pareil à la nuit ;
Il prit place à l'écart des bateaux, lança une flèche.
L'arc d'argent résonna d'une plainte terrible.
Il frappa d'abord les mulets et les chiens qui courent.
Puis c'est sur eux que, laissant aller la flèche cruelle,
Il tira ; et sans cesse brûlaient pour les cadavres les bûchers

"Ainsi les flèches sifflaient sur l'épaule du dieu en colère,
quand, semblable à la nuit, il allait, poussé par sa force.
Se postant à l'écart des vaisseaux, il tira une flèche.
L'arc d'argent lâcha son sifflement formidable.
Le dieu visa d'abord les mules, les chiens pieds-agiles,
mais bientôt son trait tranchant dirigé vers les hommes
vola : sans trêve brûlaient aux bûchers, par milliers, les cadavres." (vers 46-52).

Robert Flacelière (1955 ; La Pléiade)
Paul Mazon (1937-1938 ; Les Belles Lettres)
[...] et sur son dos, quand il bondit, les flèches sonnent. Il s'avance, pareil à la nuit, puis se porte à l'écart des vaisseaux et lance un premier trait. L'arc d'argent rend un son terrible ; tout d'abord, il atteint les mulets et les chiens bons coureurs, puis, de sa flèche aiguë, il tire sur les hommes. Et, pour brûler les morts, d'innombrables bûchers sans relâche s'allument. [...] et les flèches sonnent sur l'épaule du dieu courroucé, au moment où il s'ébranle et s'en va, pareil à la nuit. Il vient se poster à l'écart des nefs, puis lâche son trait. Un son terrible jaillit de l'arc d'argent. Il s'en prend aux mulets d'abord, ainsi qu'aux chiens rapides. Après quoi, c'est sur les hommes qu'il tire et décoche sa flèche aiguë ; et les bûchers funèbres, sans relâche, brûlent par centaines.

Version Lasserre (1932 ; Garnier Flammarion)
Version Leconte de Lisle (1850 ; Pocket)
Les flèches résonnèrent sur l'épaule du dieu irrité, quand il s'élança ; et il allait, semblable à la nuit. Il se posta à l'écart des vaisseaux, il lança un trait ; et terrible fut la vibration de l'arc d'argent. Il s'attaquait d'abord aux mulets et aux chiens rapides. Puis ce furent les hommes mêmes que le trait aigu vint frapper. Et, sans cesse, les bûchers des morts brûlaient, nombreux.

[...] il se précipita, irrité dans son coeur, portant l'arc sur ses épaules, avec le plein carquois. Et les flèches sonnaient sur le dos du Dieu irrité, à chacun de ses mouvements. Et il allait, semblable à la nuit.

Assis à l'écart, loin des nefs, il lança une flèche, et un bruit terrible sortit de l'arc d'argent. Il frappa les mulets d'abord et les chiens rapides ; mais, ensuite, il perça les hommes eux-mêmes du trait qui tue. Et sans cesse les bûchers brûlaient, lourds de cadavres.

briséis
Achille et Briséis. Fresque de la Maison du poète tragique. Pompéi. Ier siècle avant J-C.

La situation est catastrophique. Même s'il n'est pas content, Agamemnon n'a pas le choix : il doit accepter de rendre Chryséis à son père mais, il exige d'avoir en échange Briséis, la captive d'Achille.
C'est le début de la dispute, qui va faire que Achille - et son ami Patrocle - va rester longtemps à l'écart de la bataille, handicapant considérablement son camp :
"Or, assis, irrité, tout près des barques légères,
le Péléide Achille, cher à Zeus, pieds-rapides, ne fréquentait plus l'assemblée moissonne-la-gloire,
ni le champ de bataille, et gâchait son mâle courage
à rester assis, regrettant tumulte et bataille !
" (vers 488-492).

Achille, sur le rivage, se lamente. Sa mère, Thétis (une Néréide) l'entend et va demander à Zeus, pour le venger, de donner la victoire aux Troyens.
Zeus est un peu ennuyé : il pense que sa femme va lui causer des problèmes...
"Zeus, l'assembleur de nuées, s'emportant, lui dit ces paroles :
« Quelle funeste affaire ! Tu veux me pousser à la brouille
avec Héra, qui m'outragera d'injures, de blâmes !
Elle prétend toujours, chez les dieux qui sont et qui furent,
me quereller, et dira que j'aide les troupes troyennes !
" (vers 517-521)
Il se contente donc de faire "oui" de la tête, ce qui est toutefois un arrêt irrévocable.

Quelques vers plus loin, Héra se doute déjà de quelque chose, et prépare une scène de ménage.
Zeus coupe court à la dispute :
"« Mes pensées, Héra, n'espère pas les connaître :
elles se livrent difficilement, même à toi, mon épouse !
" (vers 545-546).

On aura donc, tout au long de l'oeuvre, un conflit entre dieux, plus ou moins arbitré par Zeus. Certains dieux profitent d'ailleurs de son absence (Zeus n'est pas omniscient, omnipotent et omniprésent) pour oeuvrer en catimini... ce qui est d'autant plus possible que l'on apprendra qu'il arrive aux dieux de dormir. Elle est maligne, Héra !

Du côté des Achéens, la question se pose : faut-il continuer le siège de Troie ? Ne vaut-il pas mieux s'en retourner chez soi ?
On examine les présages.
Mais les combats continuent.

Sergei Chepik : La Guerre de Troie
Sergei Chepik : La Guerre de Troie (1996).

 

Jean-Louis Backès (2011 ; Folio)
Version Philippe Brunet (2010 ; Point)

Quand, marchant les uns vers les autres, ils furent tout près
Des Troyens se détacha Alexandre à visage de dieu,
Peau de panthère sur l'épaule, avec son arc recourbé,
Son épée. Brandissant deux piques couronnées
De bronze, il appelait les meilleurs des Argiens
À se battre vie contre vie dans un assaut terrible.

Dès qu'il le reconnut, Ménélas ami d'Arès,
Dès qu'il le vit marchant à grands pas devant la troupe
(Comme un lion se réjouit en trouvant un grand cadavre,
Un cerf cornu ou une chèvre sauvage ;
Or il a faim ; il dévore, et pourtant
Des chiens rapides le harcèlent, et des jeunes gens vigoureux),
Ainsi se réjouit Ménélas en voyant de ses yeux
Alexandre à visage de dieu ; il se dit qu'il allait punir le coupable.
Aussitôt, avec ses armes, il sauta de son char à terre.

Dès qu'il le reconnut, Alexandre à visage de dieu,
Dès qu'il le vit au premier rang, il eut un coup au coeur.
Il recula parmi ses compagnons, fuyant la mort.
Comme celui qui voit un serpent revient sur ses pas,
Dans une vallée de la montagne, ses genoux tremblent
Et il recule, la pâleur est sur ses joues,
Ainsi replongea dans la masse des fiers Troyens,
Par peur de l'Atride, Alexandre à visage de dieu.


"Quand les lignes furent proches les unes des autres,
pour les Troyens vint combattre Alexandre à l'allure divine,
une peau de panthère et un arc recourbé sur l'épaule,
et une épée, brandissant deux lances casquées de bronze.
Il provoquait les meilleurs guerriers de la foule achéenne
à l'affronter en duel au cours de l'affreuse bataille.

Lorsque soudain l'aperçut Ménélas avide des joutes,
cheminant à grands pas, marchant à l'avant de ses lignes,
il exulta, comme un lion qui tombe sur un cadavre
- un grand cerf ramé ou bien une chèvre sauvage -
quand il a faim : il dévore aussitôt sa proie ; peu importent
les jeunes gens et les chiens rapides qui le harcèlent ;
Ménélas exultait, pensant châtier le coupable.

Aussitôt, de son char, il prit pied, tout armé, sur la terre.
Lorsque à son tour l'aperçut Alexandre à l'allure divine,
se pavanant à l'avant, son coeur fut frappé d'épouvante :
il recula vers ses compagnons d'armes, pour fuir le désastre.
Comme celui qui voit un serpent recule et s'écarte,
dans les vallons montagneux - un frisson a raison tous ses membres,
il a bondi à l'arrière, ses joues deviennent blafardes -
ainsi, par peur de l'Atride, Alexandre à l'allure divine
se replongea dans les rangs des Troyens altiers et farouches." (Chant 3, vers 15-37).
Robert Flacelière (1955 ; La Pléiade)
Paul Mazon (1937-1938 ; Les Belles Lettres)
Achéens et Troyens finissent par se joindre. Alors, beau comme un dieu, se présente Alexandre en champion des Troyens. Il porte sur l'épaule une peau de panthère, un arc courbe, une épée. Il brandit deux épieux à la coiffe de bronze, et, parmi les Argiens, provoque les meilleurs : qu'ils mesurent leur force à la sienne en luttant dans un combat terrible !

Lors Ménélas, aimé d'Arès, le voit soudain qui s'approche à grands pas en avant de la foule. Comme un lion se réjouit de rencontrer, quand la faim le tourmente, quelque gros animal : une chèvre sauvage, ou bien un cerf ramé, et, dès qu'il l'a trouvé, le dévore ardemment, même si contre lui se lancent des chiens prompts et de robustes gars : ainsi se réjouit grandement Ménélas, sitôt qu'il aperçoit Pâris beau comme un dieu. Il espère bientôt se venger du coupable.

Sans tarder, de son char, il saute à terre, en armes. Alexandre, beau comme un dieu, le voit paraître en avant, hors des rangs, et l'effroi tout à coup s'emparer de son coeur. Vers le groupe des siens il recule aussitôt pour éviter la mort. Pareil à l'homme qui, dans les gorges d'un mont découvrant un serpent, fait un bond en arrière et s'écarte soudain, - un frisson prend ses membres ; il se retire, et la pâleur couvre ses joues : c'est ainsi que replonge au milieu de la foule altière des Troyens Pâris beau comme un dieu, par crainte de l'Atride.

Les deux armées marchent l'une sur l'autre et entrent en contact. Du côté des Troyens, un champion se présente, Alexandre pareil aux dieux. Il a sur les épaules une peau de panthère, un arc recourbé, une épée ; il brandit deux piques à coiffe de bronze ; il défie tous les preux d'Argos : qui veut lui tenir tête et lutter avec lui dans l'atroce carnage ?

Ménélas chéri d'Arès l'aperçoit sortant des lignes, marchant à grandes enjambées. aussitôt, on dirait un lion plein de joie, qui vient de tomber sur un gros cadavre - un cerf ramé, une chèvre sauvage - trouvé à l'heure même où il avait faim ; à belles dents il le dévore, malgré les assauts que lui livrent chiens rapides et gars robustes. Telle est la joie de Ménélas, lorsque ses yeux aperçoivent Alexandre pareil aux dieux. Il pense qu'il va punir le coupable ; brusquement, de son char, il saute à terre, en armes.

Alexandre pareil aux dieux le voit paraître entre les champions hors de lignes. Son coeur aussitôt est frappé d'effroi ; il se replie sur le groupe des siens, pour se dérober au trépas. Comme un homme qui voit un serpent, dans les gorges de la montagne, vite se redresse et s'écarte ; un frisson prend ses membres, et il bat en retraite, tandis que la pâleur envahit ses joues ; tout de même se replonge dans la masse des Troyens altiers, saisi de peur devant l'Atride, Alexandre pareil aux dieux.




Version Lasserre (1932 ; Garnier Flammarion)
Version Leconte de Lisle (1850 ; pocket)

Quand ils furent tout près, marchant les uns contre les autres, devant les Troyens allait au combat Alexandre semblable à un dieu, avec une peau de léopard sur les épaules, un arc recourbé et une épée; brandissant deux lances casquées de bronze, il provoquait tous les meilleurs Argiens à combattre à force, dans une lutte terrible.
Ménélas aimé d'Arès le reconnut, marchant devant la foule à grands pas. Comme un lion se réjouit en tombant sur le cadavre d'un grand animal, en trouvant un cerf ramé ou un bouc sauvage, quand il a faim; car il le dévore, même si sur lui se jettent chiens rapides et jeunes gens robustes, ainsi se réjouit Ménélas en voyant Alexandre semblable à un dieu. car il se promettait de punir le coupable. Aussitôt, de son char, avec ses armes, il sauta à terre.
Quand Alexandre semblable à un dieu le vit apparaître au premier rang, la terreur frappa son coeur; reculant, il se retira dans le groupe de ses compagnons, pour éviter la divinité funeste Comme un homme qui voit un serpent bondit en arrière et s'écarte, dans les vallons de la montagne; un tremblement saisit ses membres; il s'en retourne, et la pâleur s'empare de ses joues; ainsi se replongea dans la foule des Troyens superbes, par crainte du fils d'Atrée, Alexandre semblable à un dieu.


Et quand ils furent proches les uns des autres, le divin Alexandros apparut en tête des Troiens, ayant une peau de léopard sur les épaules, et l'arc recourbé et l'épée. Et, agitant deux piques d'airain, il appelait les plus braves des Argiens à combattre un rude combat. Et dès que Ménélaos, cher à Arès, l'eut aperçu qui devançait l'armée et qui marchait à grands pas ; comme un lion se réjouit, quand il a faim, de rencontrer un cerf cornu ou une chèvre sauvage, et dévore sa proie, bien que les chiens agiles et les ardents jeunes hommes le poursuivent; de même Ménélaos se réjouit quand il vit devant lui le divin Alexandros. Et il espéra se venger de celui qui l'avait outragé, et il sauta du char avec ses armes.

Et dès que le divin Alexandros l'eut aperçu en tête de l'armée, son coeur se serra, et il recula parmi les siens pour éviter la Kèr de la mort. Si quelqu'un, dans les gorges des montagnes, voit un serpent, il saute en arrière, et ses genoux tremblent, et ses joues pâlissent. De même le divin Alexandros, craignant le fils d'Atreus, rentra dans la foule des hardis Troiens.

Texte grec
 

οἳ δ᾽ ὅτε δὴ σχεδὸν ἦσαν ἐπ᾽ ἀλλήλοισιν ἰόντες,
Τρωσὶν μὲν προμάχιζεν Ἀλέξανδρος θεοειδὴς
παρδαλέην ὤμοισιν ἔχων καὶ καμπύλα τόξα
καὶ ξίφος· αὐτὰρ δοῦρε δύω κεκορυθμένα χαλκῶι
πάλλων Ἀργείων προκαλίζετο πάντας ἀρίστους
ἀντίβιον μαχέσασθαι ἐν αἰνῆι δηϊοτῆτι.

τὸν δ᾽ ὡς οὖν ἐνόησεν ἀρηΐφιλος Μενέλαος
ἐρχόμενον προπάροιθεν ὁμίλου μακρὰ βιβάντα,
ὥς τε λέων ἐχάρη μεγάλωι ἐπὶ σώματι κύρσας
εὑρὼν ἢ ἔλαφον κεραὸν ἢ ἄγριον αἶγα
πεινάων· μάλα γάρ τε κατεσθίει, εἴ περ ἂν αὐτὸν
σεύωνται ταχέες τε κύνες θαλεροί τ᾽ αἰζηοί·
ὣς ἐχάρη Μενέλαος Ἀλέξανδρον θεοειδέα
ὀφθαλμοῖσιν ἰδών· φάτο γὰρ τίσεσθαι ἀλείτην·
αὐτίκα δ᾽ ἐξ ὀχέων σὺν τεύχεσιν ἆλτο χαμᾶζε.

τὸν δ᾽ ὡς οὖν ἐνόησεν Ἀλέξανδρος θεοειδὴς
ἐν προμάχοισι φανέντα, κατεπλήγη φίλον ἦτορ,
ἂψ δ᾽ ἑτάρων εἰς ἔθνος ἐχάζετο κῆρ᾽ ἀλεείνων.
ὡς δ᾽ ὅτε τίς τε δράκοντα ἰδὼν παλίνορσος ἀπέστη
οὔρεος ἐν βήσσηις, ὑπό τε τρόμος ἔλλαβε γυῖα,
ἂψ δ᾽ ἀνεχώρησεν, ὦχρός τέ μιν εἷλε παρειάς,
ὣς αὖτις καθ᾽ ὅμιλον ἔδυ Τρώων ἀγερώχων
δείσας Ἀτρέος υἱὸν Ἀλέξανδρος θεοειδής.

 

Ce comportement déplaît à Hector, son frère :
"« Vil Paris, valeureux séducteur, la folie de ces dames !" (vers 39).
"A quoi te serviront ta cithare et ces dons d'Aphrodite,
tes cheveux, ta beauté, lorsque tu rouleras dans le sable ?
" (vers 54-55)

Il faut en finir, tout le monde est d'accord. Paris/Alexandre prend son courage à deux mains et propose un duel final avec Ménélas, qui permettra de déterminer le camp vainqueur. Chaque parti va s'engager à respecter l'issue du duel.
On est dans le chant 3. On se doute bien que le duel ne va pas se passer comme prévu... Il y a 24 chants, comme dans une bonne série.

Le livre est plein de batailles. Mais, même lorsque deux armées s'affrontent, nombreux sont les combats individuels : chacun sait qui est son adversaire, et on apprend sa généalogie, son origine...

 

hoplite
Hoplite et cocher dans un char. terre cuite peinte. Asie mineure, art ionien, vers 540-530 av.JC. BNF, Monnaies, Médailles et Antiques.
"Au VI° siècle avant J.-C., époque de fabrication de ce bas-relief décoratif, les chars n'étaient plus utilisés pour la guerre, mais la persistance du thème en Asie Mineure [...] témoigne à la fois d'un idéal de vie aristocratique, reflet de la tradition grecque héroïque et, par le type de char, de l'influence achéménide." (page 94).



Tout comme dans certaines bonnes sagas nordiques, on a des détails gores. Voici le puissant Tyréide en action face au magnifique Pandare. On notera que, comme dans les films hollywoodiens, lorsque deux guerriers d'affrontent, ils s'invectivent :

Jean-Louis Backès (2011 ; Folio)
Philippe Brunet (2010 ; Point)

Alors il poussa un grand cri, le noble fils de Lykaôn :
« Tu es touché au ventre, transpercé ; et, je pense,
Tu ne tiendras plus longtemps ; tu m'as donné grande gloire.»
Sans crainte aucune lui répondit le dur Diomède :
« Manqué ! tu n'as rien touché. Vous deux, je crois,
Vous n'aurez de cesse que l'un ou l'autre vous ne fassiez
Boire du sang à Arès, guerrier à la peau dure. »

Ayant dit, il lança ; Athéna dirigea l'arme
Vers le nez, près de l'oeil, par-delà les dents blanches ;
Le bronze cruel coupa la langue à sa racine,
La pointe ressortit au-dessous du menton ;
Il tomba de son char ; ses armes éblouissantes
Retentirent sur lui ; ses chevaux vifs firent
Un écart ; son souffle et sa force furent défaits.

"Le magnifique Pandare clama très fort sa victoire :
« Je t'ai touché ! J'ai percé ta hanche ! À présent, je l'affirme,
tu n'en as plus pour longtemps. Quel immense renom tu m'apportes ! »
Sans s'effrayer, le puissant Tydéide lui dit en réponse :
« Tu ne m'as pas atteint : raté ! Mais pour vous, je l'affirme,
vous ne partirez pas avant qu'un de vous ne succombe,
et ne gorge de sang Arès au cuir infrangible ! »
En parlant, il tirait ; Athéna dirigea cette lance
vers le nez, près de l'oeil. Elle passa le rang des dents blanches,
et le bronze cruel trancha la langue à sa base,
puis la pointe sortit au-dessous du menton, jaillissante.
L'homme tomba de son char ; ses armes d'airain résonnèrent,
resplendissantes, diaprées. Ses chevaux évitèrent sa chute,
pieds-rapides. C'est là que son âme et sa vie se défirent." (chant 5, vers 283-296).
Robert Flacelière (1955 ; La Pléiade)
Paul Mazon (1937-1938 ; Les Belles Lettres)

De sa plus forte voix s'écrie alors le brillant fils de Lycaon :
PANDARE. - Je t'ai percé le flanc, et je ne pense pas que tu vives longtemps, désormais ; tu m'auras procuré grande gloire !
Sans s'émouvoir, le fort Diomède réplique :
DIOMEDE. - Non, tu n'as pas atteint le but : tu m'as manqué. Mais je crois que, tous deux, vous n'en serez pas quittes, avant que l'un du moins ne tombe et, de son sang, ne rassasie Arès, l'indomptable guerrier !
Il dit, et lance un trait, que Pallas Athéna dirige vers le nez, près de l'oeil de Pandare ; il passe les dents blanches ; l'impitoyable airain fend la langue à sa base, et la pointe ressort tout en bas du menton. L'homme croule du char ; avec fracas, sur lui, ses armes à l'éclat chatoyant retentissent ; les rapides chevaux s'écartent, pris de peur ; là se brisent la vie et l'ardeur de Pandare.


Sur quoi, à grande voix, le glorieux fils de Lycaon s'exclame :
« Tu es blessé au flanc de part en part. J'imagine que tu ne tiendras pas longtemps désormais ; et tu m'auras donné une immense gloire. »
Diomède le Fort, sans frémir répond :
« Tu m'as manqué, au lieu de me toucher. J'imagine, moi, que vous n'en resterez pas là, sans que l'un de vous aille à terre et rassasie de son sang Arès, l'endurant guerrier. »
Il dit et lance son trait : Athéné le dirige vers le nez, à côté de l'oeil. Il passe les dents blanches : le bronze impitoyable tranche la base de la langue, et la pointe en ressort au plus bas du menton. Il croule de son char, et ses armes sonnent sur lui - étincelantes, resplendissantes. Ses cavales rapides font un écart d'effroi ; il reste, lui, sur place, sa vie, sa fougue brisées.
Version Lasserre (1932 ; Garnier Flammarion)
Version Leconte de Lisle (1850 ; pocket)
Alors, d'une voix forte, le brillant fils de Lycaon cria : « Tu as le flanc traversé ; tu n'y résisteras pas longtemps, je crois, et moi, c'est une grande gloire que tu me donnes. »

Sans s'émouvoir, le robuste Diomède répondit :

« Tu m'as manqué, tu ne m'as pas touché. Et je ne crois pas que, tous deux, vous ayez de repos, avant que l'un de vous au moins, en tombant, rassasie de son sang Arès, le dur combattant. »

A ces mots, il lança un trait qu'Athénè dirigea vers le nez de Pandaros, près de l'oeil, et qui traversa les dents blanches. Coupant la langue à sa racine, le bronze inflexible ressortit, par la pointe, à l'extrémité du menton. Pandaros tomba du char, et sur lui retentirent ses armes aux reflets resplendissants. Effrayés, les chevaux rapides firent un écart, et en Pandaros se délièrent l'âme et l'ardeur.

Il parla, et, lançant sa longue pique, frappa le bouclier du Tydéide. La pointe d'airain siffla et s'enfonça dans la cuirasse, et l'illustre fils de Lykaôn cria à voix haute :
- Tu es blessé dans le ventre ! Je ne pense point que tu survives longtemps, et tu vas me donner une grande gloire.

Et le brave Diomèdès lui répondit avec calme

- Tu m'as manqué, loin de m'atteindre ; mais je ne pense pas que vous vous reposiez avant qu'un de vous, au moins, ne tombe et ne rassasie de son sang Arès, l'audacieux combattant.

Il parla ainsi, et lança sa pique. Et Athènè la dirigea au-dessus du nez, auprès de l'oeil, et l'airain indompté traversa les blanches dents, coupa l'extrémité de la langue et sortit sous le menton. Et Pandaros tomba du char, et ses armes brillantes, aux couleurs variées, résonnèrent sur lui, et les chevaux aux pieds rapides frémirent, et la vie et les forces de l'homme furent brisées.

 

Ah, les fameuses armes d'airain ! Quasiment à chaque mort, elles tombent, elles résonnent (c'est un leitmotiv, comme tous ces guerriers valeureux qui, dans les sagas nordiques, tombent en ayant acquis excellente réputation). Le vainqueur cherche alors à récupérer les armes de son ennemi. Et le vainqueur, d'ailleurs, alors qu'il vient à peine de massacrer son adversaire, est qualifié de "magnanime".

               
Heaume corinthiens en bronze, VIII-VII) siècle avant J-C. Olympie, Musée archéologique, 11 juin 2013.


On l'a vu : les combats sont sans cesse faussés par les dieux, soit qu'ils dirigent les projectiles, soit qu'ils protègent un des protagonistes de façon parfois éhontée... Quel crédit apporter à tel guerrier qui moissonne ses adversaires sans que leurs armes ne puissent rien lui faire ? De plus, si un guerrier est sur le point de se faire tuer, un dieu ou une déesse peuvent intervenir rapidement et lui sauver la vie.
Dès lors quelle gloire peuvent-ils en retirer ?

Jean-Louis Backès (2011 ; Folio)
Version Philippe Brunet (2010 ; Point)

Alors aurait péri le prince des hommes Enée
Si ne l'avait vu de son oeil perçant la fille de Zeus, Aphrodite,
Sa mère, qui l'avait conçu sous Anchise le vacher.
Autour de son fils elle étendit ses bras blancs,
Devant lui déploya les plis de sa robe brillante,
Rempart contre les flèches, de peur qu'un Danaen aux chevaux vifs
Dans sa poitrine n'enfonce du bronze et ne lui prenne la vie.
Elle emportait son fils loin de la guerre ; [...]

"Alors Enée, meneur de guerriers, eût péri, si sa mère
ne l'avait vu, l'attentive fille de Zeus, Aphrodite,
qui donna ce fils à Anchise paissant ses vaches !
Elle coula ses bras blancs autour de son fils adorable,
l'accueillant à l'abri du pli de sa robe éclatante,
dont elle fit un rempart : qu'un Argien aux pouliches rapides
n'aille percer sa poitrine d'un trait et lui prendre son âme !
Elle voulait, en douce, soustraire son fils au carnage." (chant 5, vers 311-317)
Robert Flacelière (1955 ; La Pléiade)
Paul Mazon (1937-1938 ; Les Belles Lettres)
Il aurait péri là, le chef de guerre Enée, si la fille de Zeus ne l'avait aperçu de son oeil pénétrant, - Aphrodite, sa mère, qui dans les bras d'Anchise, alors gardien de boeufs, autrefois le conçut. Elle étend ses bras blancs, en entoure son fils, et, devant lui, pour le cacher, déploie un pan de sa robe éclatante, écran contre les traits, de peur qu'un Danaen sur son rapide char ne vienne lui plonger le bronze en la poitrine et lui prendre la vie. Tandis qu'elle s'emploie à tirer son enfant en dehors du combat [...] Il eût péri alors, Enée, protecteur de son peuple, si la fille de Zeus ne l'eût vu de son oeil perçant, Aphrodite, sa mère, qui jadis l'avait conçu aux bras du bouvier Anchise. Autour de son fils elle épand ses bras blancs ; devant lui, elle déploie un pan de sa robe éclatante, pour le préserver des traits : elle redoute tant qu'un Danaen aux prompts coursiers ne lui vienne enfoncer le bronze en la poitrine et lui ravir la vie !
Version Lasserre (1932 ; Garnier Flammarion)
Version Leconte de Lisle (1850 ; pocket)
Sans doute aurait péri là le chef de guerriers Énée, s'il n'eût été vite aperçu par la fille de Zeus, Aphrodite, sa mère (elle le conçut d'Anchise, un jour qu'il gardait ses boeufs). Autour de son fils chéri elle coula ses bras blancs ; et devant lui, d'un pan de sa robe, elle fit un voile, un rempart contre les traits, de peur qu'un Danaen aux chevaux rapides, en frappant avec le bronze Enée à la poitrine, ne lui enlevât la vie.
Elle emporta donc, furtivement, son fils chéri loin du combat.
Et le roi des hommes, Ainéias, eût sans doute péri, si la fille de Zeus, Aphroditè, ne l'eût aperçu : car elle était sa mère, l'ayant conçu d'Ankhisès, comme il paissait ses boeufs. Elle jeta ses bras blancs autour de son fils bien-aimé et l'enveloppa des plis de son péplos éclatant, afin de le garantir des traits, et de peur qu'un des guerriers Danaens enfonçât l'airain dans sa poitrine et lui arrachât l'âme. Et elle enleva hors de la mêlée son fils bien-aimé.

On notera que les héros ne courent pas au danger sans réfléchir. Ils craignent la mort. "Dans leur attitude, on voit les héros les plus renommés préférer la fuite aux yeux de tous : touché par la lance de Diomède, Hector, le champion des Troyens, « à toutes jambes, bat en retraite, aussi loin qu'il peut se perd dans la foule » (XI, 364). Pour ce qui est des manières de combattre, il arrive que les guerriers soient protégés par « la masse » compacte des hommes (XVII, 262) ou rangés dans « les solides bataillons » dont la description et le nom (phalagges) font songer aux phalanges des cités. [...] La guerre épique est donc bien une guerre composite qui appartient à plusieurs époques de l'histoire des cités." (Pascal Payen, Pourquoi Achille renonce à la guerre, l'Histoire de novembre 2013).

 

achille et patrocle   achille et patrocle
Achille pansant Patrocle, kylix à figures rouges du Peintre de Sosias. Vers 500 av. J-C. Staatliche Museen zu Berlin. Photo de gauche, 14/07/2011


Mais voici la suite, assez étonnante. On trouve Diomède en action, qui se dirige vers Aphrodite :

Jean-Louis Backès (2011 ; Folio)
Version Philippe Brunet (2010 ; Point)

Quand il la rejoignit en traversant la foule immense,
Alors, se fendant, le fils de Tydée le magnanime,
Bondissant, de sa pique aiguë, blessa la main
Délicate ; la pique pénétra sous la peau à travers
Le voile merveilleux, qu'ont tissé les Grâces elles-mêmes,
Au bas de la paume ; il coula, le sang immortel de la déesse.
L'ichor, qui coule dans le corps des dieux bienheureux.
Car ils ne mangent pas de pain, ne boivent pas de vin noir,
C'est pourquoi ils n'ont pas de sang et sont appelés immortels.
Elle lança un grand cri et laissa tomber son fils.

"Lorsqu'il l'eut rejointe à travers la foule innombrable,
il se fendit, et d'un bond, le fils de Tydée magnanime,
de sa lance tranchante, blessa le bras d'Aphrodite,
son bras tendre... La lance écorcha la chair immortelle
sous la robe divine, ouvrée de la main des Charites,
juste au-dessus du poignet : et le sang merveilleux de s'épandre,
lymphe qui coule aux veines des divinités bienheureuses,
qui, ne mangeant pas de pain, ne buvant pas de vin rouge-flamme,
sont dépourvues de sang et sont appelées immortelles.
Elle poussa un grand cri. Son fils glissa de sa robe [...]" (chant 5, vers 334-343).

Robert Flacelière (1955 ; La Pléiade)
Paul Mazon (1937-1938 ; Les Belles Lettres)
En la suivant ainsi parmi l'immense foule, il la rejoint, ce fils de Tydée au grand coeur, et, d'un bond se fendant, avec le bronze aigu, frappe l'extrémité de son bras délicat. La pique, traversant le vêtement divin qu'ont ajusté les Grâces, pénètre dans la chair au-dessus du poignet. Alors jaillit le sang divin de la déesse, ce liquide coulant dans les veines des dieux qu'on appelle l'« ichor » : ne mangeant pas de pain, ne buvant pas de vin à la couleur de feu, ils n'ont pas notre sang, ce sont des Immortels.
Avec un cri strident, elle laisse son fils s'échapper de ses bras.
[...] et, au moment même où, en la suivant à travers la foule innombrable, il arrive à la rejoindre, le fils de Tydée magnanime brusquement se fend et, dans un bond, accompagnant sa javeline aiguë, il la touche à l'extrémité du bras délicat. L'arme aussitôt va pénétrant la peau à travers la robe divine, ouvrée des Grâces elles-mêmes, et, au-dessus du poignet de la déesse, jaillit son sang immortel : c'est l' « ichor », tel qu'il coule aux veines des divinités bienheureuses : ne mangeant pas de pain, ne buvant pas le vin aux sombres feux, elles n'ont point de sang et sont appelées immortelles. Alors, dans un grand cri, elle laisse choir son fils de ses bras.
Version Lasserre (1932 ; Garnier Flammarion)
Version Leconte de Lisle (1850 ; pocket)
Quand il l'eut rejointe en la poursuivant dans l'épaisse mêlée, se fendant, le fils du courageux Tydée blessa Cypris à l'extrémité de la main, d'un bond, lance aiguë contre chair délicate. Aussitôt la lance perça la peau, (à travers la robe divine que les Charites avaient faite elles-mêmes) au poignet, au-dessus de la paume. Alors coula le sang divin de la déesse, l'ichor, tel qu'il coule du corps des dieux bienheureux ; car ils ne mangent pas de pain, ne boivent pas de vin flamboyant : c'est pourquoi ils n'ont pas de sang, et sont appelés immortels.
La déesse, poussant un grand cri [...]
Et, la poursuivant dans la mêlée tumultueuse, le fils du magnanime Tydeus bondit, et de sa pique aiguë blessa sa main délicate. Et aussitôt l'airain perça la peau divine à travers le péplos que les Kharites avaient tissé elles-mêmes. Et le sang immortel de la Déesse coula, subtil, et tel qu'il sort des Dieux heureux. Car ils ne mangent point de pain, ils ne boivent point le vin ardent, et c'est pourquoi ils n'ont point notre sang et sont nommés Immortels. Elle poussa un grand cri et laissa tomber son fils ; [...]

La consommation d'ambroisie arrosée de nectar a donc une influence sur ce qui coule dans les veines divines.

On notera que tout finit par se payer. Ainsi : "Pour se venger de la blessure qu'il lui a infligée, Aphrodite pousse sa femme à lui être infidèle pendant qu'il combat devant Troie. Rentré chez lui, Diomède est attaqué par Cométès, fils de l'Épigone Sthénélos, amant en titre de sa femme, auquel Diomède avait confié le soin de veiller sur ses intérêts pendant son absence ; le héros doit se réfugier auprès d'un autel d'Héra pour sauver sa vie." (Wikipedia)

Le conflit entre dieux menace de vraiment dégénérer : chaque dieu est une arme de destruction massive à lui tout seul. Diomède pousse sans doute le bouchon un peu loin car, aidé par Athèna, la déesse aux yeux de chouette il blesse Arès...
Plus tard, on peut lire une phrase étonnante. Les dieux en viennent à s'affronter, et voici Zeus, assis sur l'Olympe : "
En lui-même riait son coeur en liesse, au spectacle des dieux qui s'affrontaient par discorde !" (chant 21, vers 389-390).


Beaucoup plus tard, après de nombreux retournements de situations, et des morts plus nombreux encore, le camp Achéen tente de convaincre Achille de revenir combattre, car la situation n'est vraiment pas bonne...

ajax
Ajax, nu, casqué armé d'une courte épée et d'un bouclier, en position de combat. Statère d'argent. Locres des Opontiens (Locride), vers 370-350. BNF. Monnaies, Médailles et Antiques.


Pour revenir à la forme, on trouve assez fréquemment des comparaisons agrestes, ou bien avec des animaux (comme on en avait déjà eu un aperçu) :

Jean-Louis Backès (2011 ; Folio)
Philippe Brunet (2010 ; Point)

Comme un vent soulève la balle sur l'aire sacrée
Quand les hommes vannent, quand Déméter la blonde
À l'éveil des vents sépare le grain et la balle ;
La balle en tas devient toute blanche ; ainsi les Achéens
Etaient couverts de la poussière blanche que soulevaient
Vers le ciel de bronze les pieds des chevaux.
La mêlée reprenait, les cochers faisaient demi-tour ; [...]

"Comme le vent, sur les aires sacrées, soulève la paille,
lorsqu'on vanne le blé, et que Déméter boucles-blondes
trie, sous le souffle des vents empressés, le grain de la balle,
et l'amas de paille blanchit, ainsi les cuirasses
des Achéens blanchissaient sous le lourd nuage de poudre
que vers le ciel d'airain soulevait le galop des cavales,
quand les rangs se mêlèrent." (chant 5, vers 499-505)
Robert Flacelière (1955 ; La Pléiade)
Paul Mazon (1937-1938 ; Les Belles Lettres)
Quand, aux jours où l'on vanne, une brise, en passant sur les aires sacrées, chasse du blé la balle, et qu'au souffle des vents la blonde Déméter sépare le bon grain, les tas de paille alors commencent à blanchir : ainsi deviennent blancs les torses des Argiens, les pieds de leurs chevaux soulevant la poussière qui vers le ciel cuivré monte en grands tourbillons. Comme on voit, sur les aires saintes, le vent emporter la balle de blé, les jours où vannent les hommes et où la blonde Déméter se sert du souffle vif des brises pour trier le grain de la balle : les tas de paille alors peu à peu deviennent tout blancs ; de même les Achéens apparaissent le haut du corps tout blanc, sous le tourbillon de poussière qu'au milieu d'eux les pieds de leurs chevaux, en frappant le sol, soulèvent vers le ciel de bronze, cependant que la mêlée recommence et que les cochers tournent bride.
Version Lasserre (1932 ; Garnier Flammarion)
Version Leconte de Lisle (1850 ; pocket)
Comme le vent emporte la balle, sur l'aire sacrée, quand on vanne, et que la blonde Déméter sépare, au souffle des vents, le grain de la balle; alors les monceaux de paille blanchissent; ainsi, alors, les Achéens blanchirent sous le nuage de poussière qu'au milieu d'eux, jusqu'au ciel de bronze, soulevaient les pieds des chevaux qui revenaient à la mêlée. Ainsi que, dans les aires sacrées, à l'aide des vanneurs et du vent, la blonde Dèmètèr sépare le bon grain de la paille, et que celle-ci, amoncelée, est couverte d'une poudre blanche, de même les Akhaiens étaient enveloppés d'une poussière blanche qui montait du milieu d'eux vers l'Ouranos, et que soulevaient les pieds des chevaux frappant la terre, tandis que les guerriers se mêlaient de nouveau et que les conducteurs de chars les ramenaient au combat.

 

Il y a des passages prenants, comme celui de Dolon. "C'est le chant de l'expédition nocturne et sauvage, de l'expérimentation des frontières entre humanité et animalité." (page 273) : profitant de la nuit, Ulysse et Diomède partent en expédition dans le camp ennemi...
Dans ce chant X, voici le vers 535 :
"Je crois entendre un martèlement de chevaux pieds-rapides"
Une note nous apprend : "vers cité par Néron au moment de mourir (Suétone, Vie de Néron XLIX, 5)".

Autre passage original : le combat d'Achille contre le fleuve Scamandre (chant XXI)...

 

Pour un lecteur occidental du début du XXI° siècle, l'Iliade comporte de nombreux passages un peu hiératiques (catalogues très énumératifs), des combats un peu répétitifs. Mais il y a une indéniable grandeur, et c'est un texte vers lequel on revient forcément, tant il y a de façons de le lire, d'analyses et d'études possibles...

Finissons par la fin de l'Iliade... et même au-delà...

hector    détail   kokoschka
Achille traînant le corps d'Hector. Déroulé du lécythe. Peintre de Diosphos. Athènes, vers 490 av. J.-C. Louvre. Source : site de la BNF.
A droite : dessin de Kokoschka.

 

priam    mort de Priam
1/ Priam suppliant Achille de lui rendre le cadavre d'Hector qui gît sous le lit de banquet ; skyphos attique à figures rouges, attribué au peintre de Bryogs, vers 480 av. J-C. Kunsthistorisches Museum Wien.
2/ Priam tué par Néoptolème, fils d'Achille, amphore attique à figures noires, vers 520-510 av. J.-C. Musée du Louvre.

jean mansel
Jean Mansel - Histoires romaines. Hesdin, Flandre. 1454-1460. Enlumineur : Loyset Liedet. La miniature ici montrée représente la destruction de Troie et la fuite des Troyens." (Sur les traces d'Ulysse, Bibliothèque nationale de France., 2006, page 114).

 

 

odyssée
L'Odyssée sur des pierres coquillères au Temple de Zeus, Olympie. 11/06/2013.

- L'Odyssée. Traduit du grec par Victor Bérard. Edition présentée et annotée par Philippe Brunet. Folio. 507 pages.

Nous allons feuilleter les versions suivantes actuellement disponibles :

odysse, version   version jacottet     odyssée    version dufour     leconte de lisle
Mugler (1991/1995) ; Jacottet (1955) ; Bérard (1924) ; Dufour (1935) ; Leconte de Lisle (1868)

La version de Frédéric Mugler est singulière dans sa présentation. En couverture, on a un buste d'homme trouvé à Herculanum (le rapport avec Homère n'est pas très direct ; la version de Bérard, elle, montre un détail de la Fresque de la Tombe du Plongeur trouvée en Italie, mais il s'agit d'une tombe grecque). De plus, il n'y a aucune note ! Pas d'index non plus (vous ne retrouvez plus le passage où l'on mentionne Lampétie ? tant pis pour vous, ça vous donnera l'occasion de relire une bonne partie du livre). Il y a toutefois une partie de "Repères", qui est en fait un petit lexique. Et un petit résumé par chapitre.
Mais c'est quand même peu léger... Est-ce pour être élitiste ? ou bien dépouillé ? (la mise en page est agréable, c'est vrai). On ne trouve déjà plus, dans le commerce, sa version de l'Iliade, ce qui est très dommage, mais j'imagine que son Odyssée va bientôt subir le même sort. Il y a tellement de versions disponibles.

Parmi les versions comparées, celles de Mugler et Jacottet sont toutes deux en vers ; les autres en prose.

On trouvera en ligne :
- la traduction de Leconte de Lisle : http://www.mediterranees.net/mythes/ulysse/odyssee ou encore http://fr.wikisource.org/wiki/L%27Odyssée ou http://philoctetes.free.fr/homereod2.htm
- la traduction de Médéric Dufour : http://iliadeodyssee.texte.free.fr/aatexte/dufouraison/accueildufour/odyssdufour.htm
- le texte grec : http://philoctetes.free.fr/homereod2.htm (par exemple).

Voici le début de l'Odyssée.

Version Frédéric Mugler (1991/1995)
Version Jacottet (1955 ; La Découverte)

Muse, dis-moi l'homme inventif, qui erra si longtemps,
Lorsqu'il eut renversé les murs de la sainte Ilion,
Qui visita bien des cités, connut bien des usages,
Et eut à endurer bien des souffrances sur les mers,
Tandis qu'il luttait pour sa vie et le retour des siens.
Mais malgré son désir, il ne parvint à les sauver,
Car de leur propre aveuglement ils furent les victimes :
Ces fous avaient mangé les boeufs du fils d'Hypérion.
Si bien que le Soleil leur ravit l'heure du retour.
A nous aussi, fille de Zeus, conte un peu ces exploits.

O Muse, conte-moi l'aventure de l'Inventif :
celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra,
voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d'usages,
souffrant beaucoup d'angoisses dans son âme sur la mer
pour défendre sa vie et le retour de ses marins
sans en pouvoir pourtant sauver un seul, quoi qu'il en eût :
par leur propre fureur ils furent perdus en effet,
ces enfants qui touchèrent aux troupeaux du dieu d'En Haut,
le Soleil qui leur prit le bonheur du retour...
A nous aussi, Fille de Zeus, conte un peu ces exploits ! (Chant I, vers 1-10)

Victor Bérard (1924 ; La Pléiade/folio)
Version Médéric Dufour (1935 ; GF-Flammarion)
C'est l'Homme aux mille tours, Muse, qu'il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d'hommes et connut leur esprit, Celui qui, sur les mers, passa par tant d'angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens. Hélas ! même à ce prix tout son désir ne put sauver son équipage : ils ne durent la mort qu'à leur propre sottise, ces fous qui, du Soleil, avaient mangé les boeufs ; c'est lui, le Fils d'en Haut, qui raya de leur vie la journée du retour.
Viens, ô fille de Zeus, nous dire, à nous aussi, quelqu'un de ces exploits.
Muse, dis-moi le héros aux mille expédients, qui tant erra, quand sa ruse eut fait mettre à sac l'acropole sacrée de Troade, qui visita les villes et connut les moeurs de tant d'hommes !
Comme en son coeur il éprouva de tourments sur la mer, quand il luttait pour sa vie et le retour de ses compagnons ! Mais il ne put les sauver malgré son désir : leur aveuglement les perdit, insensés qui dévorèrent les boeufs d'Hélio Hypérion. Et lui leur ôta la journée du retour. A nous aussi, déesse née de Zeus, conte ces aventures, en commençant où tu voudras.
Leconte de Lisle (1868 ; Pocket)
Texte grec
Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps, après qu'il eut renversé la citadelle sacrée de Troiè. Et il vit les cités de peuples nombreux, et il connut leur esprit ; et, dans son coeur, il endura beaucoup de maux, sur la mer, pour sa propre vie et le retour de ses compagnons. Mais il ne les sauva point, contre son désir ; et ils périrent par leur impiété, les insensés ! ayant mangé les boeufs de Hèlios Hypérionade. Et ce dernier leur ravit l'heure du retour. Dis-moi une partie de ces choses, Déesse, fille de Zeus. Ἄνδρα μοι ἔννεπε, μοῦσα, πολύτροπον, ὃς μάλα πολλὰ
πλάγχθη, ἐπεὶ Τροίης ἱερὸν πτολίεθρον ἔπερσεν:
πολλῶν δ᾽ ἀνθρώπων ἴδεν ἄστεα καὶ νόον ἔγνω,
πολλὰ δ᾽ ὅ γ᾽ ἐν πόντῳ πάθεν ἄλγεα ὃν κατὰ θυμόν,
ἀρνύμενος ἥν τε ψυχὴν καὶ νόστον ἑταίρων.
ἀλλ᾽ οὐδ᾽ ὣς ἑτάρους ἐρρύσατο, ἱέμενός περ:
αὐτῶν γὰρ σφετέρῃσιν ἀτασθαλίῃσιν ὄλοντο,
νήπιοι, οἳ κατὰ βοῦς Ὑπερίονος Ἠελίοιο
ἤσθιον: αὐτὰρ ὁ τοῖσιν ἀφείλετο νόστιμον ἦμαρ.
τῶν ἁμόθεν γε, θεά, θύγατερ Διός, εἰπὲ καὶ ἡμῖν.

"L'Iliade et l'Odyssée commencent toutes deux en appelant la Muse à chanter les sujets choisis : la fureur d'un homme, la ruse d'un autre. Il y a toutefois une différence entre ces deux débuts. Dans l'Iliade, le premier poème, Homère laisse humblement la Muse occuper seule la scène : « Chante, déesse, la fureur... » Mais dans l'Odyssée, le poète s'autorise à apparaître comme le destinataire du chant : « Muse, chante-moi l'homme... » Virgile et Dante profitent de l'audacieuse intrusion de ce « moi ». Virgile, dans l'Enéide, demande à la Muse de lui rappeler la cause de la guerre qui fut à l'origine des voyages d'Enée." (Alberto Manguel, L'Iliade & l'Odyssée, éditions Bayard, page 92).

La tentation de comparer l'Iliade et l'Odyssée est évidente, comme on l'avait vu précédemment. Structure, contenu, images qui se répondent ou au contraire s'opposent... Il y a énormément à dire, et nombreux sont ceux qui l'ont fait.

Dès le début de l'Odyssée, on sait ce qu'il en est, et ce qu'il va advenir... Mais c'est assez trompeur, car si les premiers chants parlent d'Ulysse, c'est pour se demander où il peut bien être.
Le programme annoncé est celui des chants V à XIII (on entendra de nouveau parler de ce fameux troupeau seulement au chant XI). L'effet est très curieux, on attend Ulysse... il met du temps à entrer en scène... alors on l'attend encore... Finalement, le lecteur est comme le fils d'Ulysse, Pénélope et ses quelques amis !

La voici, Pénélope qui attend Ulysse (Monteverdi : Il Ritorno d'Ulisse in patria, 1641 ; Acte I, Di misera Regina).

 

Les héros de la guerre sont morts ou revenus chez eux (quitte à s'y faire assassiner). Ulysse, lui, a disparu. Télémaque, son fils, était encore petit lorsque Ulysse est parti pour Troie.
Les épisodes de la Guerre de Troie sont devenus l'objet de chants. Il est bien sûr difficile pour Pénélope de les entendre. Mais c'est l'occasion pour Télémaque, qui a grandi, de commencer à s'affirmer.
Il a des idées très justes sur les goûts des gens :

Version Frédéric Mugler (1991/1995)
Version Jacottet (1955 ; La Découverte)

Le chant que les mortels admirent le plus volontiers
Est toujours le dernier qui vient caresser leurs oreilles.
Que ton âme et ton coeur aient donc la force de l'entendre.
Ulysse ne fut pas le seul à manquer son retour :
Bien d'autre mortels ont péri dans la plaine de Troie.
Allons ! rentre au logis, occupe-toi de tes travaux,
De ton métier, de ta quenouille, et dis à tes servantes.
De se mettre à l'ouvrage. Aux hommes le soin de la guerre.
À commence par moi, qui suis le maître de ces lieux !"
Toute surprise, Pénélope regagna sa chambre.
Emportant dans son coeur les mots si sages de son fils.
Et quand elle eut rejoint l'étage avec ses deux servantes,
Elle pleura Ulysse, son époux, jusqu'au moment
Où Athéna lui jeta sur les yeux un doux sommeil.

"et les hommes, toujours, ont préféré les chants
les moins anciens de ceux qui touchent leurs oreilles.
Que ton coeur se résigne ainsi à l'écouter :
car Ulysse n'est pas le seul à Troie qui ait perdu
tout espoir de retour : beaucoup d'autres y ont péri.
Remonte donc chez toi, retourne à tes travaux,
toile et quenouille, et donne l'ordre à tes suivantes
de se mettre à l'ouvrage : la parole est affaire d'hommes,
et d'abord mon affaire : car la force, ici, m'appartient ! »
Stupéfaite, la reine regagna sa chambre
en gravant dans son coeur les sages propos de son fils ;
remontée à l'étage en compagnie de ses suivantes,
elle pleurait encore Ulysse, son époux, quand Athéna
sur ses paupières vint verser le doux sommeil." (Chant 1, vers 351-364)
Victor Bérard (1924 ; La Pléiade/folio)
Version Médéric Dufour (1935 ; GF-Flammarion)
"le succès va toujours, devant un auditoire, au chant le plus nouveau. Prends donc sur tes pensées et ton coeur de l'entendre. Ulysse, tu le sais, ne fut pas seul à perdre la journée du retour ; en Troade, combien d'autres ont succombé ! Va ! rentre à la maison et reprends tes travaux, ta toile, ta quenouille ; ordonne à tes servantes de se remettre à l'oeuvre ; le discours, c'est à nous, les hommes, qu'il revient, mais à moi tout d'abord, qui suis maître de céans.
Pénélope, étonnée, rentra dans la maison, le coeur rempli des mots si sages de son fils, et lorsque, à son étage, elle fut remontée avec ses chambrières, elle pleurait encor Ulysse, son époux, à l'heure où la déesse aux yeux pers, Athéna, lui jeta sur les yeux le plus doux des sommeils."

Le chant le plus admiré des hommes, c'est toujours le plus nouveau. Toi, donc, que ton âme et ton coeur aient la force de l'entendre. Ulysse n'est pas le seul qui au pays de Troie ait perdu la journée du retour : combien d'autres mortels y ont péri ! Va dans ta chambre, veille aux travaux de ton sexe, métier et quenouille, ordonne tes servantes d'aller à leur besogne ; la parole est l'affaire des hommes, la mienne, surtout ; car c'est moi qui suis le maître dans la maison. »
Saisie d'étonnement, elle se retira dans sa chambre ; elle avait enfermé en son coeur les sages paroles de son enfant. Arrivée à l'étage avec ses suivantes, elle pleurait Ulysse, son cher époux, jusqu'à l'heure où Athéné aux yeux brillants versa sur ses paupières le doux sommeil.

Leconte de Lisle (1868 ; Pocket)
 

car les hommes chantent toujours les choses les plus récentes. Aie donc la force d'âme d'écouter. Odysseus n'a point perdu seul, à Troiè, le jour du retour, et beaucoup d'autres y sont morts aussi. Rentre dans ta demeure ; continue tes travaux à l'aide de la toile et du fuseau, et remets tes servantes à leur tâche. La parole appartient aux hommes, et surtout à moi qui commande ici.

Etonnée, Pènélopéia s'en retourna chez elle, emportant dans son coeur les sages paroles de son fils. Remontée dans les hautes chambres, avec ses femmes, elle pleura Odysseus, son cher mari, jusqu'à ce que Athènè aux yeux clairs eût répandu un doux sommeil sur ses paupières.

 

penelope affligée
Pénélope affligée. Rome (Ier siècle après JC). BnF, Monnaies, Médailles et Antiques.


La maison de Pénélope et Télémaque est continuellement remplie de prétendants qui veulent se marier avec Pénélope. Ils mangent, s'amusent... aux frais de la maison. C'est une façon de mettre la pression.
Télémaque finit par s'emporter. Voici Antinoos, un des prétendants de Pénélope, qui lui répond :

Version Frédéric Mugler (1991/1995)
Version Jacottet (1955 ; La Découverte)

- Quel discours, Télémaque ! ô bouillant prêcheur d'agora !
Tu viens nous insulter ! tu veux nous traîner dans la boue !
La cause de tes maux, ce ne sont pas les prétendants,
Mais bien ta mère, à toi, qui, pour la ruse, est sans rivale !
Voilà déjà passés trois ans, en voici bientôt quatre,
Que nous la voyons se jouer du coeur des Achéens,
Leur donner à tous de l'espoir, transmettre à chacun d'eux
Des messages trompeurs et combiner d'autres projets.
Tu sais le dernier stratagème né de son esprit.
Elle avait fait dresser dans le palais un grand métier
Pour y tisser un immense linon et nous disait :
« Mes jeunes prétendants, le divin Ulysse est bien mort.
Mais, quoique cet hymen vous presse, attendez que j'achève,
Car je ne voudrais pas que tout ce fil ne serve à rien ;
Ce sera pour ensevelir le coucher dans son dernier sommeil,
Sinon quelque Achéenne irait m'accuser devant tous
De laisser sans suaire un homme qui avait de quoi. »
Ces mots calmèrent aussitôt la fougue de nos coeurs.
Dès lors, pendant le jour, elle tissait sa grande toile,
Mais la défaisait chaque nuit, à la lueur des torches.

« Ah ! prince fanfaron, âme emportée, que dis-tu là
pour nous couvrir de honte et nous attirer des reproches ?
Ne t'en prends pas aux prétendants des Achéens,
mais à ta seule mère, qui montre un peu trop d'astuce !
Voilà déjà trois ans, et bientôt cela fera quatre,
qu'elle dupe le coeur des Achéens dans leur poitrine !
Elle enflamme chacun, elle promet à tous,
Elle envoie des messages, ayant tout autre chose en tête.
Sache le dernier tour qu'elle nous a joué :
elle avait fait dresser un vaste métier dans la salle,
y tissait un voile ample et fin, et nous disait :
« Mes jeunes prétendants, certes, je sais qu'Ulysse est mort ;
patientez toutefois pour les noces jusqu'à ce que
j'aie achevé ce voile, que le fil n'en soit perdu :
c'est un linceul pour le héros Laërte, afin qu'à l'heure
funeste et cruelle où la mort viendra l'abattre,
il n'y ait nulle femme entre toutes les Achéennes
qui me reproche d'avoir laissé nu un mort si riche ! »
Ainsi nous parlait-elle, et notre âme fière acceptait ;
c'est ainsi que ses jours passaient à tisser l'ample voile
et ses nuits à défaire cet ouvrage sous les torches...
(Chant 2, vers 85-105)

Victor Bérard (1924 ; La Pléiade/folio)
Version Médéric Dufour (1935 ; GF-Flammarion)
Quel discours, Télémaque ! ah ! prêcheur d'agora à la tête emportée !... tu viens nous insulter !... tu veux nous attacher un infâme renom !... La cause de tes maux, est-ce les prétendants ?... ou ta mère qui, pour la fourbe, est sans rivale ?... Voilà trois ans, en voici bientôt quatre, qu'elle va, se jouant du coeur des Achéens, donnant à tous l'espoir, envoyant à chacun promesses et messages, quand elle a dans l'esprit de tout autres projets ! Tu sais l'une des ruses qu'avait ourdies son coeur. Elle avait au manoir dressé son grand métier et, feignant d'y tisser un immense linon, nous disait au passage : « Mes jeunes prétendants, je sais bien qu'il n'est plus, cet Ulysse divin ! mais, malgré vos désirs de hâter cet hymen, permettez que j'achève : tout ce fil resterait inutile et perdu. C'est pour ensevelir notre seigneur Laërte : quand la Parque de mort viendra tout de son long le coucher au trépas, quel serait contre moi le cri des Achéennes, si cet homme opulent gisait là sans suaire ! » Elle disait et nous, à son gré, faisions taire la fougue de nos coeurs. La nuit, elle venait aux torches la défaire.

« Télémaque au verbe haut, à l'audace effrénée, qu'as-tu dit pour nous couvrir de honte ? Tu voudrais bien attacher une flétrissure à nos personnes. Mais à qui la faute ? Non pas aux prétendants Achéens, mais à ta propre mère ; car il n'est point de femme mieux entendue au ruses. Voici déjà la troisième année, bientôt la quatrième, qu'elle décçoit le coeur des Achéens en leur poitrine. A tous elle donne de l'espoir ; à chacun elle promet, envoie des messages ; mais elle a d'autres projets en tête. Voici le dernier subtefuge qu'imagina son esprit : elle dressa dans sa chambre un grand métier pour y tisser un voile fin et long : incontinen elle vint nous dire : « Jeunes hommes, mes prétendants, vous pressez mon mariage; l'illustre Ulysse est mort ; attendez donc que j'aie fini ce voile ; ne faites pas que tous ces fils soient en pure perte ; ce sera le lincueil du seigneur Laërte, le jour où il aura succombé sous le coup funeste de la Mort curelle. Ne faits point que quelqu'une des femmes d'Achaïe aille parler au peuple contre moi, indignée de voir sans suaire un homme qui gagna tant de biens ! » Voilà ce qu'elle disait e nous nous rendîmes, malgré la fierté de notre coeur. Alors le jour, elle tissait la grande toile, et, la nuit, elle défaisait son ouvrage, à la lumière des flambaux.

Leconte de Lisle (1868 ; Pocket)
 
- Tèlémakhos, agorète orgueilleux et plein de colère, tu as parlé en nous outrageant, et tu veux nous couvrir d'une tache honteuse. Les Prétendants Akhaiens ne t'ont rien fait. C'est plutôt ta mère, qui, certes, médite mille ruses.
Voici déjà la troisième année, et bientôt la quatrième, qu'elle se joue du coeur des Akhaiens. Elle les fait tous espérer, promet à chacun, envoie des messages et médite des desseins contraires. Enfin, elle a ourdi une autre ruse dans son esprit. Elle a tissé dans ses demeures une grande toile, large et fine, et nous a dit :
- Jeunes hommes, mes prétendants, puisque le divin Odysseus est mort, cessez de hâter mes noces jusqu'à ce que j'aie achevé, pour que mes fils ne restent pas inutiles, ce linceul du héros Laertès,

quand la Moire mauvaise de la mort inexorable l'aura saisi, afin qu'aucune des femmes Akhaiennes ne puisse me reprocher, devant tout le peuple, qu'un homme qui a possédé tant de biens ait été enseveli sans linceul.

Elle parla ainsi, et notre coeur généreux fut aussitôt persuadé. Et, alors, pendant le jour, elle tissait la grande toile, et, pendant la nuit, ayant allumé les torches, elle la défaisait.

 

Pénélope est sommée de choisir !

penelope     buffet - penelope
1/ Honoré Daumier : Les Nuits de Pénélope.
2/ Bernard Buffet : Pénélope.


La situation commence à être tendue. Télémaque veut savoir ce qu'est devenu son père : s'il est vivant, il faut qu'il revienne, et vite. Guidé et protégé par Athéna, il part enquêter. Il va voir Nestor.

La Télémachie va ainsi durer quatre chants. Les prétendants menacent, il faut se dépêcher. Ils se gavent tant et plus et épuisent les ressources de la maison.
L'enquête de Télémaque va lui permettre de prendre connaissance de nombreux événements.
L'Iliade comportait beaucoup d'action en "direct" ; dans l'Odyssée, l'action sera quasiment toujours racontée, mais cette action sera beaucoup plus diversifiée que dans l'Iliade, avec un grand nombre de morceaux de bravoure, d'épisodes très connus, mais qui sont toujours très intéressants à lire.
Après Nestor, Télémaque continue son enquête : il va voir Ménélas et sa femme Hélène, qui sont - eh oui - en bons termes.

menelas vainqueur
Honoré Daumier : Ménélas Vainqueur.
"Sur les remparts fumants de la superbe Troie,
Ménélas, fils des Dieux, comme une riche proie,
Ravit sa blonde Hélène et l'emmène à sa cour
Plus belle que jamais de pudeur et d'amour."


Tout comme Nestor, Ménélas et sa femme évoquent des souvenirs. Hélène raconte notamment comment Ulysse était entré dans Troie, habillé de vieilles loques. Elle seule l'avait reconnu. Après lui avoir exposé le plan des Achéens, et avant de repartir, il avait fait un grand massacre.

Version Frédéric Mugler (1991/1995)
Version Jacottet (1955 ; La Découverte)

Puis, semant le carnage en ville avec son long poignard,
Il revint vers les siens avec sa moisson de nouvelles.
Les Troyennes poussaient des cris perçants ; mais quant à moi,
Je jubilais ; je me voyais déjà rentrer chez moi ;
Je pleurais la folie où Aphrodite avait jeté
Mon coeur pour m'entraîner bien loin de mon pays natal
Et me faire quitter ma fille, mes devoirs d'épouse
Et un mari brillant par son esprit et sa beauté. "

Puis, maint Troyen passé au fil de son épée,
il rejoignit les Grecs avec son butin de nouvelles.
Les Troyennes poussaient des cris aigus ; mais moi, mon coeur
jubilait car, déjà retourné, il rêvait
du logis, et je déplorais la folie qu'Aphrodite
m'avait fait faire en m'entraînant si loin de ma patrie,
délaissant notre fille, notre chambre et un époux
qu'ornaient, autant qu'un autre, la beauté et la raison... »
(Chant 4, 257-264)

Victor Bérard (1924 ; La Pléiade/folio)
Version Médéric Dufour (1935 ; GF-Flammarion)
[...] puis, de son long poignard, il fit un grand massacre en ville et retourna porter aux Argiens sa charge de nouvelles. Alors Troie retentit du cri des autres femmes. Mais, moi, c'était la joie que j'avais dans le coeur ! Déjà mes voeux changés me ramenaient ici, et combien je pleurais la folie qu'Aphrodite avait mise en mon coeur pour m'entraîner là-bas, loin du pays natal, et me faire quitter ma fille, mes devoirs d'épouse et un mari dont la mine ou l'esprit ne le cède à personne ! » Et puis, ayant tué beaucoup de Troyens par le bronze effilé, il s'en alla rejoindre les Argiens, leur rapporta maintes nouvelles. Et les autres Troyennes alors poussaient des lamentations aiguës ; mais, moi, je ressentais de la joie ; car déjà mon coeur était changé ; je souhaitais revenir en ma maison, et je regrettais l'aveuglement, dont Aphrodite m'avait frappée, quand elle m'avait conduite là-bas, loin de ma patrie, laissant derrière moi ma fille, ma chambre, mon époux qui ne le cédait à personne ni en esprit, ni en beauté.
Leconte de Lisle (1868 ; Pocket)
 
Et, après avoir tué avec le long airain un grand nombre de Troiens, il retourna vers les Argiens, leur rapportant beaucoup de secrets. Et les Troiennes gémissaient lamentablement ; mais mon esprit se réjouissait, car déjà j'avais dans mon coeur le désir de retourner vers ma demeure, et je pleurais sur la mauvaise destinée qu'Aphroditè m'avait faite, quand elle me conduisit, en me trompant, loin de la chère terre de la patrie, et de ma fille, et de la chambre nuptiale, et d'un mari qui n'est privé d'aucun don, ni d'intelligence, ni de beauté.

 

De façon très étrange, mais qui montre à quel point les humains sont manipulés par les dieux, juste après, Ménélas raconte comment Hélène a failli faire échouer le stratagème du Cheval... "sans doute t'y avait poussée / quelque divinité qui voulait la gloire de Troie " (version Jacottet, chant 4, 274-275)

On n'en saura quasiment pas plus sur le fameux Cheval, épisode pourtant parmi les plus fameux ! Peut être ce manque d'information a-t-il permis de laisser libre cours à l'imagination ?

Mais le lecteur (qui se dit que l'Odyssée, c'est un peu l'Arlésienne) attend toujours de voir Ulysse en chair et en os... Il tarde vraiment à apparaître. Où est-il ?

Pendant ce temps, les prétendants, qui se sont aperçu que Télémaque était parti, montent un plan pour l'éliminer. Tout cela est raconté avec un grand art du suspens (celui qui consiste à couper le récit au bon moment, à changer les points de vue).


Ah, mais voici Ulysse, qui est dans l'île de Calypso depuis sept ans !

ulysse et   ulysse face à la mer  beckmann
1/ Arnold Böcklin : Ulysse et Calypso, 1883. Kunstmuseum Basel.
2/ Arnold Böcklin : Ulysse face à la mer (1869)
3/ Ulysse et Calypso (1943). Hambourg, Hamburger Kunsthalle

C'est le début d'aventures incroyables, dont beaucoup seront d'ailleurs narrées par Ulysse lui-même, au hasard de ses rencontres. Il raconte avec conviction des histoires totalement mensongères lorsqu'il le faut. Mais il raconte également ce qui lui est vraiment arrivé... Seulement, si l'on va au fond des choses, on peut se demander s'il faut tout croire. Il lui serait si facile de se donner le beau rôle : il est le seul rescapé.


Ulysse et ses compagnons rencontrent des dangers sous des formes très nombreuses et diverses : par exemple les gentils lotophages... puis, dans la version de Bérard, on arrive au pays des "Yeux Ronds" (et une note nous apprend que c'est le sens littéral de « Cyclopes », et on réalise que c'était évident : cyclope, cycliste...), chez Jaccottet, c'est le pays des Cyclopes, tout simplement.

Ulysse envoie à terre quelques-uns de ses gens pour voir quels mangeurs de pain (c'est ainsi que sont souvent appelés les hommes - et on a vu précédemment, dans l'Iliade, que les Dieux ne mangent pas de pain) habitent ces lieux. Ils débarquent et ne savent bien sûr pas quels dangers les menacent. Parfois, les risques pris sont issus de la nécessité de trouver de quoi se ravitailler ou bien de se renseigner, mais d'autres fois c'est la simple curiosité d'Ulysse ou de ses hommes qui les conduisent près du désastre...

En quelques pages, on passe du fameux Cyclope Polyphème...

polympheme    polypheme   polypheme    polypheme 

   buffet    la fuite    turner

1/ Ulysse et Polyphème, détail d'une amphore protoattique, v. 650 av. J.-C., musée archéologique d'Éleusis
2/ Ulysse et ses compagnons aveuglant Polyphème. Coupe à figures noires, vers 550 av. J.-C. l. 21 cm. Paris, Bibliothèque Nationale, cabinet des Médailles
3/ Aveuglement du Cyclope Polyphème, d'après l'Odyssée d'Homère. Hydrie de Cerveteri rouge à figures noires (520 av. J.-C.). Musée national de la Villa Giulia, Rome.
4/ Ulysse aveuglant Polyphème. Christine de Pisan (1363?-1431?), Épître d'Othéa. Vers 1406. BnF, Manuscrits, Français 606 fol. 11
5/ Bernard Buffet : Ulysse aveuglant le Cyclope. 1994.

6/ Ulysse échappe à Polyphème en fuyant sous le ventre d'un bélier. Lécythe à décors noirs du IVe s. av. J.-C. Staatliche Antikensammlungen und Glyptothek, Munich.
7/ Turner : Ulysse se moque de Polyphème, 1829

Le cinéma n'est bien sûr pas en reste. Voici, bien avant Kirk Douglas, la version de George Méliès, Ulysse et le Géant Polyphème (1905) :

 

... aux Lestrygons, moins connus que le Cyclope mais qui, tout comme lui, ne sont vraiment pas très sympathiques (sauf si on aime les géants cannibales).
Juste un passage évocateur : "Puis, ayant harponné mes gens comme des thons, la troupe les emporte à l'horrible festin" (Bérard ; chant 10, vers 124).

lestrygons
Attaque des Lestrygons, Casa di via Graziosa, Rome. Il s'agit de fresques d'une habitation découverte au XIX° siècle, décorée de fresques de l'Odyssée qui semblent dater du 1er siècle avant J.C.

Vite, vite, il faut partir comme l'on peut, échapper aux blocs de roches lancés par ces horribles Lestrygons... Et quelques lignes plus tard, nos amis sont "heureux d'être vivants, mais pleurant nos compagnons morts" (chant X, vers 134)... pour aborder dans l'île de Circé quelques lignes plus loin.

pourceau   circe parodie  circé    circe   
1/ Un des compagnons d'Ulysse changé en pourceau, bronze grec du ve siècle av. J.-C., Walters Art Museum
2/ Version parodique de l'épisode d'Ulysse et Circé. Skyphos béotien à figures noires (Ve ou IVe siècle avant J-C).Oxford, Ashmolean Museum, G249. "On sait qu'il existait dans l'Antiquité des parodies comiques de l'Odyssée, représentées sur les places publiques par des bateleurs." (Catherine Salles, La Mythologie grecque et romaine, collection Pluriel, page 453)

3 et 4 : Circé transforme les compagnons d'Ulysse en pourceaux. Boccace (1313-1375), De mulieribus claris (Des Dames de renom). XIVe siècle :
3/ BnF, Manuscrits, Français 598 fol. 54v ;
4/ Xylogravure d'un incunable traduit en allemand et édité par Johannes Zainer (1473) à Ulm


C'est vraiment tomber de Charybde et Scylla.... ce qui sera pour un peu plus tard. Il n'est vraiment pas bon d'être le compagnon Ulysse...


Mais voici les fameuses sirènes !

sirenes    sirènes    ulysse résiste aux sirenes

waterhouse   chagall     bernard buffet

1/ Ulysse et les sirènes (fin du VIe s. avant J.-C). Musée archéologique national, Athènes.
2/ Ulysse et les Sirènes. Détail d'un stamnos attique à figures rouges du Peintre de la Sirène, vers 480-470 av. J.-C. (C) The British Museum. On pourra lire la petite étude http://helios.fltr.ucl.ac.be/gibaud/vases-grec-3e/vase-peint-3-analyse.html
3/ Ulysse résiste au chant des sirènes. Mosaïque romaine (III° siècle) .Mosaïque trouvée à Dougga - IIe siècle après JC. Tunis, Musée du Bardo

4/ J.W.Waterhouse (1849-1917) : Ulysse et les sirènes,
5/ Marc Chagall : Ulysse et les Sirènes. Lithographie pour l'Odyssée. 1974-1975
6/ Bernard Buffet : Ulysse et les Sirènes (1993)

Les sirènes grecques ont un corps d'oiseau, et pas une queue de poisson comme les sirènes nordiques. Chez Chagall, bien sûr, les êtres ailés sont des anges...
Les oeuvres mettant en scène les sirènes sont innombrables. On en trouvera notamment sur : http://www.mediterranees.net/mythes/ulysse/epreuves/sirenes/iconographie.html


Ccertains épisodes sont évidemment plus développés que d'autres ; certaines histoires connues sont pourtant expédiées (on a déjà vu que c'était le cas pour le fameux Cheval de Troie ; mais cet épisode devait être raconté en détail dans des textes perdus).

nausicaa
Bernard Buffet : Ulysse et Nausicaa. Ulysse et le tir à l'arc.

Long sera le chemin vers la maison !

chirico
Giorgio de Chirico, Il ritorno di Ulisse

Et même une fois arrivé à la maison, l'histoire sera loin d'être finie...

On note la présence d'un aède aveugle (il s'agit du fameux passage où l'aède va chanter un épisode de la Guerre de Troie, émouvant Ulysse aux larmes) : "[…]À qui la Muse qui l'aimait a donné bien et mal, / lui ayant pris les yeux, mais donné la douceur du chant" (Chant VIII, vers 62-64, version Jacottet)
Evidemment, on pense à Homère. Une note dans la version Jaccottet précise "Que Démodocos [il s'agit de l'aède] soit aveugle ne prouve pas qu'Homère l'ait été. Comme le fait remarquer M.P.Nilsson dans Homer and Mycenae (London, 1933, p. 201), il existe des tributs slaves où tous les chanteurs sont dits « les aveugles », même quand ils ne le sont pas, parce que la mémoire semble plus développée chez ceux qui ont perdu la vue." (page 125).

Plus tard, après un long mais passionnant récit d'aventures fait par Ulysse, Alkinoos lui dit :
"Tu nous a raconté avec autant d'art qu'un aède/et tes tristes malheurs et ceux de tous les Achéens" (Jacottet, chant XI, vers 368-369), ce qui ne manque bien sûr pas de saveur ! Le fameux humour d'Homère, sans doute.

Il y a également une notation fameuse sur le pourquoi des grands drames de la vie :

Version Frédéric Mugler (1991/1995)
Version Jacottet (1955 ; La Découverte)

Dis-moi pourquoi ces pleurs et ce chagrin qui te déchire,
En entendant le sort des Danaens et des troyens.
C'est l'ouvrage des dieux ; c'est eux qui ont filé la mort
De ces guerriers, pour qu'on les chante encore à l'avenir.

"Dis-moi pourquoi dans le secret tu soupires et tu pleures
en entendant le sort des Danaëns et des Troyens.
Ce sont les dieux qui l'ont choisi : ils ont filé la ruine
de ces hommes pour qu'on les chante encore à l'avenir." (Chant 8, vers 577-579)
Victor Bérard (1924 ; La Pléiade/folio)
Version Médéric Dufour (1935 ; GF-Flammarion)
[...] et pourquoi ce chagrin, qui remplissait ton âme en entendant le sort des héros danaens et des gens d'Ilion ?... C'est l'ouvrage des dieux : s'ils ont filé la mort à tant de ces humains, c'est pour fournir des chants aux gens dans l'avenir Dis pourquoi tu pleures et gémis dans le secret de ton coeur quand tu entends chanter les malheurs des Danaens d'Argos, et d'Ilion. C'est l'oeuvre des dieux ; ce sont eux qui filèrent la mort pour ces hommes, afin que la postérité y trouvât matière à des chants.
Leconte de Lisle (1868 ; Pocket)
 
Dis pourquoi tu pleures en écoutant la destinée des Argiens, des Danaens et d'Ilios ! Les Dieux eux-mêmes ont fait ces choses et voulu la mort de tant de guerriers, afin qu'on les chantât dans les jours futurs.  



L'Odyssée est plus immédiatement intéressant que l'Iliade : le texte est beaucoup plus varié, il y a du suspens, des aventures extraordinaires, du danger.
C'est un grand plaisir de lire en "vrai" toutes ces aventures plus ou moins déjà connues, souvent déformées. Quand Ulysse fait du ménage chez les prétendants et qu'il liquide tous ceux qui se sont mal comportés en son absence, il ne fait pas les choses à moitié : les femmes ne sont pas épargnées.

Bref : c'est vraiment une oeuvre à lire (l'Iliade aussi, d'ailleurs !)

archer    massacre   les prétendants
1/ Peintre de Pénélope (attribué au) : Ulysse en archer. skyphos à figures rouges. 440-435 av. J.-C. 19 cm x 22 cm. Berlin, Staatl. Museen, Antikensammlung
2/ Massacre des prétendants par Ulysse et Télémaque, cratère campanien à figures rouges, v. 330 av. J.-C., musée du Louvre
2/ Gustave Moreau, Les Prétendants

 

Il existe une foule d'analyses de l'Odyssée. On peut y voir des symboles de la vie humaine :
"Quand Hélène à Sparte fait auprès de Télémaque l'éloge de la valeur d'Ulysse pendant la guerre de Troie, elle explique qu'il est venu dans la ville en mission secrète déguisé en mendiant. C'est dans le même « costume » qu'il rentre dans son propre palais pour reconquérir sa femme et son pouvoir, comme si Homère voulait dessiner dans le personnage d'Ulysse toutes les variantes possibles de la condition humaine, depuis le mendiant jusqu'au roi." (Pierre Vidal-Naquet, Le Monde d'Homère, page 73).


On peut également trouver des oppositions. Par exemple, Pénélope attend son mari ; Clytemnestre, elle, le fait assassiner.
De façon générale, on remarque le rôle important des femmes dans l'oeuvre (et que Ulysse est un bourreau des coeurs).

D'ailleurs, Samuel Butler pensait que c'est une femme qui a écrit l'Odyssée ; Robert Graves, le fameux auteur du livre Les Mythes Grecs (disponible au Livre de Poche) écrit : "il est difficile de ne pas être de l'avis de Butler" (170.2).
"Dans le monde de l'Odyssée, la présence des femmes est presque à l'opposé de ce qu'on peut lire dans l'Iliade. Déjà en 1713, l'Anglais Richard Bentley, un des fondateurs de la philologie moderne, avait suggéré que l'Odyssée avait été composée pour un public féminin. [...] Comment oublier en effet [...] que le but du voyage d'Ulysse est de retrouver Pénélope, la femme fidèle, celle qui dupa pendant quatre ans les prétendants en tissant le jour une toile qu'elle défaisait la nuit ? Comment oublier les figures qui toujours tentent à Ulysse une main secourable : Ino-Leucothée, mortelle devenue déesse qui, dans la tempête décrite au chant V, tend à Ulysse le voile magique qui lui permettra de débarquer en Phéacie ? Et Nausicaa lavant le linge que lui avait confié son papa (le mot est dans le texte grec), qui découvre Ulysse nu, Nausicaa qui pense au mariage et qui explique à Ulysse que, pour gagner la confiance du roi Alcinoos, mieux vaut passer par son épouse, la reine Arétè... [...] N'y a-t-il pas enfin chez Hadès une longue digression sur les femmes célèbres qu'Ulysse a rencontrées dans ce lieu souterrain, en plus de sa mère ?" (Pierre Vidal-Naquet, Le Monde d'Homère, édition Perrin, pages 98-99).
Mais les femmes sont parfois dangereuses...
"Tout se passe, dans l'Odyssée, comme si le monde féminin était en quelque sorte dédoublé, accueillant et dangereux." : les Sirènes, Charybde et Scilla...

ulysse et penelope
Ulysse déguisé en mendiant teste la fidélité de Pénélope, relief en terre cuite, v. 450 av. J.-C., musée du Louvre (CA 860) Provenance : Milo

 


Parmi les vers ayant fait l'objet d'études, on note le vers 18 du chant XX, qui commence ainsi :
"« Patience, mon coeur ! [...] "
"Lorsque Ulysse, de retour en son palais, tente de modérer sa fureur et son désir de vengeance en s'écriant, au chant XX de l'Odyssée : « patience, mon coeur !", il prononce une petite phrase qui va changer la face du monde. Pour la première fois sans doute, l'homme dialogue avec lui-même analyse ses sentiments, découvre sa vie intérieure.
La psychologie est née.
" (quatrième de couverture de "Patience, mon coeur !", de Jacqueline de Romilly, chez Pocket).

"Or les descriptions d'âmes divisées sont si rares dans tous les débuts de la littérature grecque que l'épisode devait demeurer comme le plus bel exemple de tourment psychologique. Dans le Phédon, évoquant la lutte de l'âme contre les désirs du corps, Platon cite l'exemple d'Ulysse se frappant la poitrine et s'écriant : « Patience, mon coeur ! » [...]
La célébrité de ce petit débat intérieur montre assez combien l'épopée était peu portée à décrire la vie psychologique et combien ses plus grandes réussites étaient, en ce domaine, modestes.
" (Prologue, pages 42-43).

 

Un peu comme l'Iliade qui ne nous racontait pas la fin de la Guerre de Troie, l'Odyssée ne nous conte pas la mort d'Ulysse. On aurait pu la lire dans la Télégonie, d'Eugammon de Cyrène, mais le texte est perdu. Toutefois, on en a un résumé :
"Selon la Télégonie, Télégonos, fils d'Ulysse et de Circé, fit le voyage à Ithaque avec quelques compagnons pour connaître son père. Ayant été jeté sur les côtes d'Ithaque sans le connaître, il alla faire des vivres avec ses compagnons qui se livrèrent au pillage. Ulysse, à la tête des habitants d'Ithaque, vint pour repousser ces étrangers : il y eut combat sur le rivage, et Télégonos frappa Ulysse d'une lance dont le bout était fait d'un dard venimeux de raie, accomplissant ainsi la prédiction de Tirésias dans l’Odyssée. Ulysse, mortellement blessé, se souvint alors d'un oracle qui l'avait averti de se méfier de la main de son fils ; il s'informa de l'identité de l'étranger et de son origine. Il reconnut Télégonos et mourut dans ses bras. Athéna les consola tous les deux, en leur disant que tel était l'ordre du destin : elle ordonna même à Télégonos d'épouser Pénélope et de porter à Circé le corps d'Ulysse pour lui faire rendre les honneurs de la sépulture." (Wikipedia)

 

ulysse
Lampsaque (Mysie), IV° siècle avant. J-C.
Tête d'Ulysse, barbue et coiffée d'un pilos lauré.
BNF, Monnaies, Médailles et Antiques.


Finalement, Ulysse est un mystère. Selon les auteurs, il n'est en quelque sorte pas le même...
Ulysse n'est pas antipathique chez Homère, ni dans l'Ajax de Sophocle, mais le devient dans le Philoctète (toujours de Sophocle), ainsi que chez Euripide (Hécube, Le Cyclope). "Platon, dans Hippias mineur ou Sur le mensonge, fait d'Ulysse le type même du menteur. Et déjà Pindare (518-438 av J.-C.), dans la VIII° Néméenne [...] opposait la valeur d'Ajax à l'« astuce perfide » d'Ulysse, exemple de ce que peut l'« odieuse flagornerie » pour « étendre la renommée d'hommes sans valeurs »" (Dictionnaire des Personnages, Bouquins).
Mais on ne peut quand même pas donner totalement tort à Ulysse, quand il dit - c'est après la mort d'Achille : Ajax et Ulysse se disputent ses armes -, chez Ovide (traduction de Georges Lafaye) dans le livre XIII : "Nous sommes utiles, toi uniquement par ton corps ; moi par mon intelligence." Et on ne peut pas dire que la suite des événements, qui conduit au suicide d'Ajax, lui donne totalement tort. Néanmoins, résumé ainsi : "[...] Ulysse, dans une joute oratoire avec Ajax, [emporte] le prix de la bravoure.... par son éloquence." (Dictionnaire des Personnages, Bouquins), Ulysse a l'air d'une crapule finie.
Il peut donc être vu comme menteur (Sénèque dans Les Troyennes), ou comme un modèle de vertu et de sagesse.

Le personnage change donc selon les auteurs. Mais il n'y a pas que cela : la cause de sa mort n'est pas non plus la même. Dans l'Enfer de Dante, on apprend qu'il n'est jamais revenu en Ithaque !
Voici le début du passage. Il s'agit du Chant XXVI, à partir du vers 91 :
"« Quand je quittai Circé, qui me cacha
plus d'une année là-bas près de Gaète,
avant qu'Enée lui ait donné ce nom,
ni la douceur de mon enfant, ni la piété
pour mon vieux père, ni l'amour dû
qui devait faire la joie de Pénélope,
ne purent vaincre en moi l'ardeur
que j'eus à devenir expert du monde
et des vices des hommes, et de leur valeur ;
mais je me mis par la haute mer ouverte,
seul avec un navire et cette compagnie
petite par qui jamais je ne fus abandonné.
" (traduction Jacqueline Risset, G-Flammarion).

Ulysse apparaît dans tant d'oeuvres... On peut citer Shakespeare (Troïlus et Cressida), Racine (Iphigénie en Aulide), Giraudoux (Elpénor ; La Guerre de Troie n'aura pas lieu), et même une nouvelle d'Eça de Queiroz (La Perfection, incluse dans Contes et nouvelles ; on voit Ulysse sur l'île de Calypso, qui s'ennuie)...

Et puis, parmi les grandes oeuvres contemporaines : Derek Walcott avec sa pièce The Odyssey (1993). "Sa langue est un mélange d'anglais contemporain et de créole et, si ses personnages portent des noms de héros d'Homère, ces noms sont aussi ceux que les propriétaires d'esclaves donnaient couramment à la population noire des îles : Philoctète, Hélène, Achille, Hector." (Alberto Manguel, L'Iliade & l'Odyssée, page 192).

Et encore Alessandro Barrico, avec Homère, Iliade (2006)... etc.


Les livres consacrés à Homère sont eux aussi innombrables : les spécialistes du sujet comme Pierre Vidal-Naquet, Jacqueline de Romilly, etc. mais également Petro Citati (La pensée chatoyante), Alberto Manguel...
Tant a déjà été écrit sur le sujet... D'autres découvertes sont-elles à venir ?

Un peu de musique maintenant.

Moins connu que l'opéra de Monteverdi, voici la Pénélope de Fauré.

 

Pas bien connue non plus, la musique pour une pièce radiophonique : The Rescue of Penelope, de Benjamin Britten, dont voici le début.

 

Plus connu, voici Brassens (interprète de la chanson de Henri Colpi et Georges Delerue)

 

 

On trouvera de très nombreuses illustrations (par Daumier, de Chirico, Le Corbusier...) de l'Iliade sur http://iliadeodyssee.texte.free.fr/aagravur/accueil/accueiliade.htm et de l'Odyssée sur : http://iliadeodyssee.texte.free.fr/aagravur/accueil/accueilodyssee.htm (on y trouve notamment les Buffet).

D'autres reproductions sur :
- http://www.matheatre.fr/odyssee/OD_structure_chapitre-0.html
- http://www.ralentirtravaux.com/lettres/sequences/sixieme/sequence_11/index.php
- http://www.mediterranees.net/mythes/ulysse/iconographie.html
- http://expositions.bnf.fr/homere/ Le site "Homère sur les traces d'Ulysse", de la BNF

 


Une dernière photo pour finir, et cela n'a rien à voir (mais cette oeuvre a tout de même servi de couverture à une version de L'Odyssée chez Garnier -Flammarion), voici Dionysos dans un bateau à voile (Cole d'Exékias, Museum antiken Kleinkust, Munich, vers 530 avant J-C) :


dionysos

 


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