- Beowulf. Edition revue, nouvelle traduction, introduction et notes d'André Crépin. Lettres gothiques. Le Livre de poche. 254 pages.
"Beowulf (prononcez béowoulf) est le plus ancien des longs poèmes (il a 3 182 vers) qui nous sont parvenus en vernaculaire européen, c'est-à-dire en langue autre que le latin : ici l'anglais d'avant la Conquête normande de 1066, le vieil-anglais, ou anglo-saxon. Le poème représente un dixième de notre corpus de poésie vieil-anglais.
Son unique manuscrit date de l'an mil, mais le poème, ou une version du poème, peut avoir été
composé plusieurs siècles auparavant. Son titre, donné par les éditeurs modernes, est le nom de son héros, qui aurait vécu au VI° siècle." (page 6)
Première page de Beowulf
"Il a pu être composé entre le VII° et le XI° siècle. Il semble que "notre version est l'aboutissement d'une longue tradition, qui a pu ajouter quelques détails d'actualité et donner à l'ensemble une patine uniformisante." (page 6)
"Le héros Beowulf acquiert de nos jours une notoriété de personnage mythique, du moins aux Etats-Unis. [...] Les Britanniques sont plus réticents. Pour eux Beowulf reste avant tout le protagoniste d'un chef-d'oeuvre littéraire, remis en honneur par une conférence du professeur J.R.R. Tolkien, le futur auteur du Seigneur des anneaux, en 1936 et par la traduction, plusieurs fois couronnée, du poète Seamus Heaney (1999) [Prix Nobel de littérature, Seamus Heaney obtient ainsi son deuxième Whitbread Book of the Year]. En France, malgré certains efforts, il reste peu ou mal connu. [...]
Les trois premiers vers constituent l'ouverture, indiquant le genre littéraire du poème. Celui-ci exalte la gloire, au combat, de grands chefs, dans les temps anciens. Le poème appartient donc au genre de la poésie héroïque." (page 8).
A noter que "Les Anglo-Saxons du Haut Moyen Âge écrivent leurs poèmes en anglais (mais non la poésie latine) comme de la prose" (page 29). De plus, l'introduction donne des explications sur la langue, les hémistiches, les ornements, les motifs...
Voici le début du poème :
Hwæt! We Gardena in gear-dagum,
þeod-cyninga þrym gefrunon,
hu ða æþelingas ellen fremedon.
Oft Scyld Scefing sceaþena þreatum,
monegum mægþum, meodo-setla ofteah.
Donc - nous dirons des Danois-à-la-lance aux jours d'autrefois,
de rois souverains la gloire telle que nous l'avons reçue,
comment alors les princes firent prouesse.
Que de fois Scyld de la lignée de Scef
arracha à nombre d'ennemis les trônes du festin ! (vers 1-5)
Mais voilà que, déjà :
Him ða Scyld gewat to gescæphwile
felahror feran on frean wære.
Scyld ensuite quitta ce monde à son heure marquée,
en pleine force partit dans la paix du Seigneur. (vers 26-27)
Comme on l'aurait lu dans certaines sagas islandaises, "il tomba en ayant acquis excellente réputation".
On voit, tout au long du poème, que les bons rois sont ceux qui distribuent avec sagesse (donc généreusement) de nombreux trésors à leurs valeureux guerriers, et savent banqueter.
Nous suivons maintenant un descendant de Scyld. C'est un bon guerrier et un grand roi : le souverain Hrothgar. Mais il se fait un peu vieux, et il a un gros problème : un ogre soudain apparu cause des ravages parmi ses preux.
Ce qu'entendant, notre héros Beowulf, solide guerrier d'entre les Gauts (le Götaland étant une région au sud de la Suède), rapplique à toutes voiles.
Voici parti sur les vagues, sous un vent favorable,
le navire au col d'écume, tout pareil à l'oiseau,
et le jour suivant, au moment prévu,
la proue cambrée avait si bien fendu les flots
que les navigateurs aperçurent terre,
virent scintiller falaises, raides collines,
vastes promontoires. La mer était franchie,
la traversée à son terme. (vers 217-224)
Lorsqu'une sentinelle demande à la petite troupe, à la tête de laquelle se trouve notre ami Beowulf, ce qu'ils sont venus faire, "le chef de la troupe déverrouilla son coffre à paroles" (j'aime beaucoup cette expression) comme suit :
þu wast (gif hit is
swa we soþlice secgan hyrdon)
þæt mid Scyldingum sceaðona ic nat hwylc,
deogol dæd-hata, deorcum nihtum
eaweð þurh egsan uncuðne nið,
hynðu ond hra-fyl. Ic þæs Hroðgar mæg
þurh rumne sefan ræd gelæran,
hu he frod ond god feond oferswyðeþ,
gyf him ed-wendan æfre scolde
bealuwa bisigu, bot eft cuman,
ond þa cearwylmas colran wurðaþ.
Comme tu le sais, et s'il en est
comme nous l'avons vraiment entendu dire,
existe chez les Scyldiens un tueur de je ne sais quelle espèce,
un mystérieux ennemi qui dans l'ombre des nuits
répand la terreur et cause une détresse inouïe,
mêlant humiliation et cannibalisme. Je peux là-dessus,
en ami magnanime, suggérer à Hrothgar
comment, noble et prudent, il triomphera de l'Ennemi,
s'il est dit qu'un revirement doive jamais survenir
dans ses malheurs, surgir une revanche,
et alors la tornade de ses tourments s'apaisera. (vers 274-283)
Ce monstre terrible est nommé Grendel. Ça va castagner dur, et banqueter plus dur encore. Et, pendant ces banquets, nos grands costauds parlent, se racontent des histoires généralement sinistres pour fêter des temps joyeux ("le choix de cet épisode tragique pour célébrer la joyeuse victoire de Beowulf s'explique par l'effet de contraste cher aux Anglo-Saxons et aussi par l'insistance de notre poème à dénoncer l'inefficacité des mariages diplomatiques", note page 107).
No þæt yðe byð
to befleonne, fremme se þe wille,
ac gesecan sceal sawlberendra,
nyde genydde, niþða bearna,
grund-buendra gearwe stowe,
þær his lic-homa legerbedde fæst
swefeþ æfter symle.
Il n'est point facile
de fuir la mort quoi qu'on fasse :
chacun des êtres pourvus d'une âme,
chaque enfant d'homme, chaque habitant de cette terre,
doit, poussé par l'inexorable nécessité, aller à sa place préparée
où son corps, gisant immobile,
dormira, le festin fini. (vers 1002-1008)
Il est très fort, Beowulf, quasiment un superman, en tout cas un super-gaut. Par exemple, à un moment, le voici qui plonge :
Le bouillonnement des vagues se referma
sur le guerrier. Une bonne partie du jour se passa
avant qu'il pût constater qu'il avait atteint le fond. (vers 1494-1946)
Beowulf est intéressant même si, au final, on est presque étonné du peu d'action qu'il renferme,surtout quand on compare ce texte à certaines sagas... Il ne vise pas au pur divertissement. Car, avant chaque fait d'armes, on prépare le combat, puis il y a la castagne, et après on raconte ce qui s'est passé. Forcément, ça ralentit l'action.
De plus : "Beowulf est doté de vertus chrétiennes, mais il n'est pas chrétien. [...] Le poème montre comment un païen peut pratiquer des vertus chrétiennes." (page 23).
Et, bien sûr, comme il s'agit de poésie, on doit perdre énormément au cours de la traduction. C'est d'ailleurs ce que dit le traducteur : "Il est impossible de transposer intacte en français, où les mots s'accentuent légèrement en finale, la poésie allitérante germanique, fondée sur l'énergie d'accent frappant la syllabe initiale des radicaux. j'ai concentré mes efforts à conserver, autant que possible, l'ordre et la densité des hémistiches." (page 24).
Quand on regarde le texte original, on sent une certaine homogénéité, une régularité dans la taille des vers ; par contre la traduction donne des vers qui peuvent être bien courts, ou vraiment très longs.
Des notes intéressantes indiquent parfois dans quelles oeuvres on peut retrouver des schémas identiques ("Le rôle de la reine au cours du banquet se retrouve tel dans MacBeth 3,4" - note concernant les vers 607-661 ; ou bien encore l'Enéide, vers 1392-1394) à ce que l'on est en train de lire. Tout cela est intéressant.
Les forts en anglais peuvent écouter Seamus Heaney lire sa version de Beowulf :
Ce texte a été adapté plusieurs fois au cinéma.
Beowulf, film de Graham Baker (dont ce fut le dernier film) avec Christophe Lambert (1999), qui paraît n'avoir de ressemblance avec le livre que de très, très loin (mais toutes les aventures de Beowulf ne sont pas narrées dans le livre, alors...)
Je regrette de ne pas l'avoir encore vu, c'est semble-t-il un nanar marquant, et la vf rend le tout particulièrement ridicule (dialogues d'exception), sans compter la musique.... même le cheval semble ne pas y croire :
Beowulf & Grendel (2005), un film islandais de Sturla Gunnarsson (avec Stellan Skarsgård, Gerard Butler et Gerard Butler):
La Légende de Beowulf : film en animation (en motion capture) dirigé par Zemeckis (2007)...