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"Fils de John Bryan Ward-Perkins, lui-même archéologue et historien de l'architecture romaine, Bryan Ward-Perkins est né et a grandi à Rome où son père était directeur de la British School. Il est Fellow en histoire médiévale au Trinity College de l'Université d'Oxford. Il est connu en particulier pour son ouvrage paru en 2005, The Fall of Rome and the End of Civilization. Ce livre est une étude du déclin de l'Empire romain d'Occident, notion qu'il entend réhabiliter : pour lui, ce déclin bien réel est dû à un cercle vicieux d'instabilité politique, d'invasion étrangère et de réduction des revenus fiscaux. L'un des mécanismes de ce déclin fut l'économie de l'Empire romain elle-même, qui était devenue excessivement complexe et spécialisée : la plupart des régions dépendaient les unes des autres. Cette complexité, bien que très performante, avait aussi rendu l'empire vulnérable. La perte d'une région entrainait donc un appauvrissement général.
La Chute de Rome. Fin d'une civilisation. (The Fall of Rome and the end of Civilization, 2005). Essai traduit de l'anglais par Frédéric Joly. Alma Editeur. 362 pages. La présentation de l'auteur ci-dessus comprend également un résumé de l'essai. Ce qui va suivre développera un peu. On trouve d'abord dans le livre une analyse rapide des causes de la chute de Rome ; puis - et cela constitue le plus gros du livre - les conséquences de cette chute. On commence avec un premier chapitre intitulé Rome est-elle jamais tombée ?
"On considère habituellement que la désintégration militaire et politique du pouvoir romain en Occident précipita la fin d'une civilisation. La sophistication antique mourut, laissant le monde occidental en proie aux temps obscurs, faits de misère matérielle et intellectuelle, dont il ne devait que lentement s'extraire." (page 12). Mais cette vision des choses semble avoir évolué à partir des années 1970. Contre ceux qui affirment que les Germains se sont installés dans l'Empire quasiment pacifiquement, Bryan Ward-Perkins va s'attacher à montrer qu'il y a eu des violences, beaucoup de violences (dans le chapitre Les horreurs de la guerre).
I. Première partie : la Chute de Rome. Les armées romaines, à défaut d'être plus nombreuses que celles des adversaires, devaient leur hégémonie à leur entraînement, leur discipline (formations serrées...), leur équipement. "La chute de l'Occident n'est pas une histoire faite de grandes batailles rangées, comme celle d'Andrinople. Elle est plus hasardeuse, comme une série de fuites impossibles à colmater. Les Romains ne purent s'opposer de façon régulière et méthodique aux forces armées des envahisseurs, ni les repousser à l'extérieur des frontières. Certes, une autre grande bataille reste dans les mémoires : celle des champs Catalauniques (451), dans les environs de Troyes. Cette victoire contre Attila et les Huns dut beaucoup, en fait, à l'aide décisive des Wisigoths." (page 74). L'Empire était défendu par une armée professionnelle nombreuse : 600 000 soldats. Plus il y avait d'argent disponible, plus il pouvait y avoir de soldats bien préparés. Or, l'argent provenait de l'impôt. Et cet argent prélevé n'allait pas à la santé, à la retraite ou encore à l'éducation comme aujourd'hui. "De surcroît, aucun mécanisme de crédit ne permettait alors l'emprunt de sommes considérables en cas d'urgence. Le potentiel militaire dépendait directement de la richesse imposable." (page 77).
Les attaques des Goths, des Vandales, des Alains et des Suèves ont créé des troubles qui ont fortement réduit l'assiette fiscale, alors même que le besoin d'argent était plus pressant. Pourquoi l'Empire d'Orient n'a-t-il pas connu le même sort que l'Empire d'Occident ? (mais si Valens avait attendu les renforts en 378, "la « question des Goths » aurait pu se régler, intimidant les autres Barbares, par-delà le Danube et le Rhin", (page 106) ; de même, si Stilicon avait poursuivi les Goths pour les détruire au lieu de les laisser se retirer en 402, cela aurait fait un exemple, si... etc. l'Empire d'Occident n'aurait-il pas pu seulement tomber beaucoup plus tard ?).
"La désintégration de l'Empire, remplacé par une mosaïque de cours germaniques, donna paradoxalement aux Romains vivant dans les provinces une meilleure situation qu'au IV° siècle, où il n'existait qu'une seule cour impériale, souvent lointaine. Ils avaient un accès plus direct aux lieux de pouvoir et d'influence." (page 131). Ah, les bienfaits de la décentralisation... "[...] on ne sait que par bribes ce fait important, quoique peu surprenant, du clivage linguistique : les Goths continuèrent de parler leur langue natale si bien que les Romains, pour leurs affaires, durent apprendre la langue de leurs nouveaux maîtres." (page 135). Les habitants d'origine romaine et ceux d'origine germanique ont fini par cohabiter pacifiquement, mais avec des périodes de tension. Pour finir cette partie, voici un détail intéressant :
"Il n'existe à ma connaissance aucune représentation, quelles que soient les époques, d'un Romain ou d'un Grec portant une moustache (à moins qu'elle ne soit accompagnée d'une barbe). Il n'existe même pas de terme latin pour « moustache ». Ses contemporains, Romains ou Goths, auront interprété la moustache de Théodoric comme un symbole de sa non-romanité et surtout de sa « gothicité »." (page 136).
Extrait de l'opéra d'Agostino Steffani (1654-1728) : Alarico Il Baltha (1687), consacré à Alaric Ier, roi des Wisigoths de 395 à 410, qui a conduit le sac de Rome de 410.
II. Puis vient la seconde partie : Fin d'une civilisation. "Ce qui me frappe le plus dans l'économie romaine, c'est qu'elle permit de rendre accessible à tout un chacun, quelle que soit sa position sociale, des articles de base d'excellente facture [...]" (page 243). Le premier chapitre est consacré à la disparition du bien-être."Les Romains produisaient en très grande quantité des biens de très haute qualité, y compris les plus ordinaires. Ils les diffusaient ensuite puissamment dans toutes les strates de la société." (page 160).
Mais il n'y a bien sûr pas que la qualité de la poterie qui chute. Bien sûr, dans les niveaux les plus élevés de la société, on trouvait toujours des pièces exceptionnelles (qui provenaient parfois de loin), comme celles retrouvées à Sutton Hoo, mais il ne s'agissait pas d'un commerce de masse.
La régression économique ne se produit pas partout en même temps. Elle est très forte en Angleterre au V° et VI° siècles ; elle est moins forte en Méditerranée occidentale. Pourquoi le bien-être disparut-il ? se demande le chapitre suivant. Les rois Ostrogoths tâchaient de vivre comme les empereurs romains, ils s'entouraient de conseillers romains. "Néanmoins, du seul fait de leurs invasions, l'Etat romain se démembra, entraînant l'économie dans sa chute. Ces peuples abattirent Rome sans préméditation." (page 227). Un autre phénomène s'ajoute à la dégradation très nette des moyens de communications (aggravée par l'augmentation de l'insécurité). Bryan Ward-Perkins met ainsi en avant le danger de la spécialisation.
Tout ceci rappelle, s'il en était besoin, à quel point notre vision de l'Histoire dépend des conditions dans lesquelles nous vivons...
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