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Bryan Ward-Perkins
(Rome, 19... - )

ward-perkins

"Fils de John Bryan Ward-Perkins, lui-même archéologue et historien de l'architecture romaine, Bryan Ward-Perkins est né et a grandi à Rome où son père était directeur de la British School. Il est Fellow en histoire médiévale au Trinity College de l'Université d'Oxford.

Il est connu en particulier pour son ouvrage paru en 2005, The Fall of Rome and the End of Civilization. Ce livre est une étude du déclin de l'Empire romain d'Occident, notion qu'il entend réhabiliter : pour lui, ce déclin bien réel est dû à un cercle vicieux d'instabilité politique, d'invasion étrangère et de réduction des revenus fiscaux. L'un des mécanismes de ce déclin fut l'économie de l'Empire romain elle-même, qui était devenue excessivement complexe et spécialisée : la plupart des régions dépendaient les unes des autres. Cette complexité, bien que très performante, avait aussi rendu l'empire vulnérable. La perte d'une région entrainait donc un appauvrissement général.

Ward-Perkins précise cependant bien que ce déclin a d'abord touché seulement la partie occidentale de l'empire. La partie orientale a au contraire connu un développement significatif pratiquement jusqu'à la conquête arabe.

Prenant le contre-pied d'un courant historiographique dominant depuis les années 1980, illustré par des chercheurs comme Peter Brown, qui voit le passage de l'Empire romain d'Occident au Moyen Âge comme une transition relativement douce, Ward-Perkins défend au contraire l'idée selon laquelle cette transition a été une rupture violente et a entraîné un profond déclin civilisationnel. Il rejoint ainsi, sur des bases nouvelles et en s'appuyant notamment sur les données archéologiques, la vision apocalyptique traditionnelle de la "chute de Rome".

Il emprunte nombre de ses exemples à l'Angleterre (par exemple la fin de l'utilisation à grande échelle des tuiles importées, remplacée par le bois ou la paille) et soutient que dans cette région la civilisation matérielle a fait un bond de plusieurs siècles en arrière, de sorte qu'il a fallu ensuite près de mille ans (de 500 après JC à 1500) pour que les techniques de construction, la circulation monétaire et l'usage de l'écrit retrouvent leur niveau de la fin de l'époque romaine.
" (Wikipedia) .

 


la chute de rome

La Chute de Rome. Fin d'une civilisation. (The Fall of Rome and the end of Civilization, 2005). Essai traduit de l'anglais par Frédéric Joly. Alma Editeur. 362 pages.

La présentation de l'auteur ci-dessus comprend également un résumé de l'essai. Ce qui va suivre développera un peu.

On trouve d'abord dans le livre une analyse rapide des causes de la chute de Rome ; puis - et cela constitue le plus gros du livre - les conséquences de cette chute.

On commence avec un premier chapitre intitulé Rome est-elle jamais tombée ?
"Du temps de Gibbon, et jusqu'à une époque récente, très peu de gens mettaient en question ce qui se répétait, de siècle en siècle, à propos de la disparition du monde antique ; un lieu commun selon lequel la civilisation de la Grèce et de Rome, grande réalisation humaine ayant atteint le plus haut niveau de développement, fut brusquement détruite au cours du V° siècle, en Occident, par de terribles invasions. Les envahisseurs, que les Romains appelaient tout simplement « les Barbares », et que les chercheurs modernes ont appelé avec un peu plus de bienveillance « les peuples germaniques », traversèrent l'Empire après avoir franchi les frontières du Rhin et du Danube, enclenchant un processus qui devait conduire à la dissolution non seulement de la structure politique mais également du mode de vie romains.
Le premier peuple qui pénétra dans l'Empire par la force fut celui des Goths. En 376, ils traversèrent le Danube pour fuir les Huns, des nomades qui venaient de faire leur apparition sur les steppes eurasiennes.
" (pages 9-10).

les invasions
Les grandes invasions de 150 à 500 après J.-C. (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Invasions_barbares et http://fr.wikipedia.org/wiki/Chronologie_de_l'Empire_romain_d'Occident )


En 406, les Vandales, les Suèves et les Alains traversent à leur tour le Rhin.
"Dès lors, il y aurait en permanence des armées germaniques à l'intérieur des frontières de l'Empire d'Occident. Ces armées acquirent progressivement de plus en plus de pouvoir et de plus en plus de territoires." (page 11).
En 476, le dernier empereur romain d'Occident, Romulus Augustule (le "petit Auguste"), est déposé et envoyé en exil (d'un point de vue littéraire, on pourra lire Romulus le Grand, de Dürrenmatt). L'émotion fut "discrète", "l'Empire d'Occident n'était plus que le nom d'un pouvoir fantôme" (page 62).

"On considère habituellement que la désintégration militaire et politique du pouvoir romain en Occident précipita la fin d'une civilisation. La sophistication antique mourut, laissant le monde occidental en proie aux temps obscurs, faits de misère matérielle et intellectuelle, dont il ne devait que lentement s'extraire." (page 12).

Mais cette vision des choses semble avoir évolué à partir des années 1970.
"J'eus donc la surprise de constater qu'une manière bien plus flatteuse d'envisager la fin de l'Empire s'était ces dernières années répandue dans l'ensemble du monde anglophone.
Le gourou intellectuel de ce mouvement est Peter Brown, historien et styliste brillant, qui publia en 1971 Le Monde de l'Antiquité tardive.
" (page 15).
Il n'y aurait pas eu de « déclin », mais une « révolution » qui aurait débuté sous l'Empire tardif et se serait poursuivie sur une longue durée.

Contre ceux qui affirment que les Germains se sont installés dans l'Empire quasiment pacifiquement, Bryan Ward-Perkins va s'attacher à montrer qu'il y a eu des violences, beaucoup de violences (dans le chapitre Les horreurs de la guerre).

cole
Thomas Cole (1801-1848) : Destruction (du cycle The Course of Empire)

I. Première partie : la Chute de Rome.

Le premier chapitre, Le chemin de la défaite, s'interroge sur les causes de la chute. Un chercheur allemand a recensé un catalogue des explications données au fil des siècles : il en a trouvé 210 (dont certaines s'apparentent à du grand n'importe quoi : apathie, bains...).

Les armées romaines, à défaut d'être plus nombreuses que celles des adversaires, devaient leur hégémonie à leur entraînement, leur discipline (formations serrées...), leur équipement.
De leur côté, les Goths ne savaient pas mener un siège (les Huns, par contre, excellaient dans ce domaine). Les armées romaines l'emportaient généralement... Bien sûr, des désastres pouvaient toujours survenir, comme à Teutobourg, en 9 après J-C. (le fameux "Varus, rends-moi mes légions !" d'Auguste), ou pire encore, la défaite et la mort à Andrinople de l'empereur Valens en 378 (ainsi que les deux tiers des contingents romains).

Il devint habituel d'adjoindre, aux armées impériales, des troupes issues de tribus germaniques vivant au-delà des frontières. C'étaient des soldats meilleur marché que les Romains, d'autant plus qu'ils pouvaient être renvoyés chez eux après une campagne. Et, au pire, s'ils mouraient... eh bien, cela faisait toujours des ennemis potentiels en moins pour l'Empire.
"Ces troupes étrangères se montraient presque toujours d'une grande loyauté. L'histoire récente montre d'ailleurs que des mercenaires tribaux ne sont pas nécessairement une « mauvaise chose » pour une puissante armée régulière. En témoigne la glorieuse histoire des régiments gurkhas de l'armée britannique. Ces unités furent recrutées, de 1815 à nos jours, parmi les tribus des collines du Népal, au-delà du périmètre de la domination britannique directe. On retrouve ici une stratégie fondée sur les mêmes nécessités et les mêmes intérêts que ceux, jadis, des Romains et des guerriers germaniques ou hunniques engagés à leur service...
" (page 71). Un des intérêts du livre est ces rapprochements que l'auteur fait parfois avec la géopolitique plus proche de nous.

"La chute de l'Occident n'est pas une histoire faite de grandes batailles rangées, comme celle d'Andrinople. Elle est plus hasardeuse, comme une série de fuites impossibles à colmater. Les Romains ne purent s'opposer de façon régulière et méthodique aux forces armées des envahisseurs, ni les repousser à l'extérieur des frontières. Certes, une autre grande bataille reste dans les mémoires : celle des champs Catalauniques (451), dans les environs de Troyes. Cette victoire contre Attila et les Huns dut beaucoup, en fait, à l'aide décisive des Wisigoths." (page 74).

L'Empire était défendu par une armée professionnelle nombreuse : 600 000 soldats. Plus il y avait d'argent disponible, plus il pouvait y avoir de soldats bien préparés. Or, l'argent provenait de l'impôt. Et cet argent prélevé n'allait pas à la santé, à la retraite ou encore à l'éducation comme aujourd'hui. "De surcroît, aucun mécanisme de crédit ne permettait alors l'emprunt de sommes considérables en cas d'urgence. Le potentiel militaire dépendait directement de la richesse imposable." (page 77).

sacophage
Grand sarcophage Ludovisi (III° siècle). Représentation d'une bataille entre Romains et Barbares au IIIe siècle.

Les attaques des Goths, des Vandales, des Alains et des Suèves ont créé des troubles qui ont fortement réduit l'assiette fiscale, alors même que le besoin d'argent était plus pressant.
"Le dégrèvement, correspondant aux quatre cinquièmes de l'impôt, que le gouvernement impérial se vit obligé d'accorder aux provinces du centre et du sud de l'Italie en 413 montre clairement l'étendue des dégâts." (page 79). Ce dégrèvement fut d'ailleurs renouvelé en 418, ce qui montre les grandes difficultés qu'a connues la région pour se relever.
"Les historiens en débattent : quand déclina précisément la puissance de l'armée d'Occident ? Le chaos de la première décennie du V° siècle est sans doute le moment clé, avec son cycle très peu vertueux de disette fiscale et d'impossibles investissements militaires." (page 81).

Et s'il n'y avait eu que les envahisseurs !
"Pour l'Empire d'Occident les invasions n'étaient pas le problème majeur, contrairement à ce qu'il semble. La guerre civile est le vrai souci du V° siècle. À quoi s'ajoute la violence sociale." (page 82). Des usurpateurs sont parfois soutenus par les Goths...
Pour des raisons bien simples, les empereurs ne gèrent pas de la même façon la menace d'un usurpateur et la menace des Germains :
"Certains empereurs signèrent plus facilement des traités avec des armées d'invasion - qui se contenteraient d'argent ou de terres - qu'avec leurs concurrents. Un barbare, on pouvait éventuellement l'acheter. Un rival, on devait l'éliminer." (page 100).
De plus, il était toujours possible de récupérer les terres plus tard, lorsque le rapport de force aurait changé...
Espoir...

L'Empire d'Orient (et même un bref moment l'Empire tout court, puisqu'il est parvenu à réunifier l'Orient et l'Occident) est gouverné par l'empereur Théodose de 379 à 395, un homme compétent, militaire expérimenté, celui qu'il fallait pour gérer la situation juste après la défaite d'Andrinople et la mort de Valens. En comparaison, à un autre moment de crise, celui qui a suivi l'entrée des Goths en Italie (401) et la traversée du Rhin (406), c'est le jeune Flavius Honorius, fils de Théodose, qui dirigeait l'Empire d'Occident... Les deux empereurs n'avaient pas du tout la même stature.

honorius    solidus
Jean-Paul Laurens : L'Empereur Honorius (1880) ; à droite, solidus (402-406) représentant Flavius Honorius.

Pourquoi l'Empire d'Orient n'a-t-il pas connu le même sort que l'Empire d'Occident ? (mais si Valens avait attendu les renforts en 378, "la « question des Goths » aurait pu se régler, intimidant les autres Barbares, par-delà le Danube et le Rhin", (page 106) ; de même, si Stilicon avait poursuivi les Goths pour les détruire au lieu de les laisser se retirer en 402, cela aurait fait un exemple, si... etc. l'Empire d'Occident n'aurait-il pas pu seulement tomber beaucoup plus tard ?).
En plus de différents paramètres (comme la qualité des dirigeants), "L'Empire d'Orient sauva la mise grâce à un simple hasard géographique : la mince bande de mer (le Bosphore, la mer de Marmara, les Dardanelles) qui sépare l'Asie de l'Europe et qui, en certains endroits, est d'une largeur inférieure à 700 mètres." (page 111). Constantinople devient la plus grande forteresse du monde romain. Il faut ajouter que les envahisseurs ne savaient pas construire des navires. L'Empire d'Orient punissait de mort quiconque leur divulguerait cet art...


Le chapitre suivant s'attache à monter comment l'on vivait sous le commandement des nouveaux maîtres : les terres sont redistribuées. Les abus de pouvoir sont fréquents. La vie d'un Germain vaut plus cher que celle d'un Romain.
Toutefois, "De nombreux Romains purent individuellement prospérer sous le nouveau régime." (page 125).
Et ce, d'autant plus que les Germains s'appuyèrent souvent sur les structures élaborées par les Romains... sans compter que l'Empire peut être un modèle. "La plupart des nouveaux gouvernants dirigeaient leurs royaumes en adoptant le style impérial. Des administrateurs romains étaient indispensables pour que la machine fonctionne. [...]
Les premiers rois germaniques d'Italie et d'ailleurs frappèrent leurs pièces d'or du nom de l'empereur d'Orient, comme si l'Empire romain existait encore.
" (page 128).

"La désintégration de l'Empire, remplacé par une mosaïque de cours germaniques, donna paradoxalement aux Romains vivant dans les provinces une meilleure situation qu'au IV° siècle, où il n'existait qu'une seule cour impériale, souvent lointaine. Ils avaient un accès plus direct aux lieux de pouvoir et d'influence." (page 131). Ah, les bienfaits de la décentralisation...

"[...] on ne sait que par bribes ce fait important, quoique peu surprenant, du clivage linguistique : les Goths continuèrent de parler leur langue natale si bien que les Romains, pour leurs affaires, durent apprendre la langue de leurs nouveaux maîtres." (page 135).

Les habitants d'origine romaine et ceux d'origine germanique ont fini par cohabiter pacifiquement, mais avec des périodes de tension.

Pour finir cette partie, voici un détail intéressant :

theodoric
Médaillon en or, dit « médaillon de Senigallia » représentant Théodoric le Grand (455-526). Il tient un globe surmonté d'une Victoire. Il porte des cheveux longs qui recouvrent ses oreilles... et il a une moustache. "L'inscription au dos « le roi Théodoric, conquérant des peuples étrangers » (victor gentium) est une affirmation implicite que les Ostrogoths étaient moins étrangers - et de ce fait plus romains que les autres tribus germaniques."

"Il n'existe à ma connaissance aucune représentation, quelles que soient les époques, d'un Romain ou d'un Grec portant une moustache (à moins qu'elle ne soit accompagnée d'une barbe). Il n'existe même pas de terme latin pour « moustache ». Ses contemporains, Romains ou Goths, auront interprété la moustache de Théodoric comme un symbole de sa non-romanité et surtout de sa « gothicité »." (page 136).

 

 

Extrait de l'opéra d'Agostino Steffani (1654-1728) : Alarico Il Baltha (1687), consacré à Alaric Ier, roi des Wisigoths de 395 à 410, qui a conduit le sac de Rome de 410.

 

II. Puis vient la seconde partie : Fin d'une civilisation.

"Ce qui me frappe le plus dans l'économie romaine, c'est qu'elle permit de rendre accessible à tout un chacun, quelle que soit sa position sociale, des articles de base d'excellente facture [...]" (page 243).

Le premier chapitre est consacré à la disparition du bien-être.

"Les Romains produisaient en très grande quantité des biens de très haute qualité, y compris les plus ordinaires. Ils les diffusaient ensuite puissamment dans toutes les strates de la société." (page 160).
Bryan Ward-Perkins s'attache longuement à l'étude de la poterie. À l'aide d'un seul fragment, il est possible de déterminer le lieu et la date de fabrication d'une poterie, qui a parfois été transportée sur des milliers de kilomètres, ce qui implique l'existence d'un réseau de communications très efficace.
La production était bien massive pendant l'Empire, on en a la preuve. En effet, en forant la calotte glaciaire, il a été mis en évidence une pollution au plomb et au cuivre ("causée par l'extraction et la fusion du plomb, du cuivre et de l'argent", page 169) pendant la période romaine... pollution qui retombe fortement au cours des siècles post-romains pour atteindre des niveaux correspondant à la préhistoire. On ne retrouvera pas des niveaux de pollution similaires à ceux de l'époque impériale avant les XVI° et XVII° siècles.
En plus de la baisse de la quantité produite, la qualité n'est plus la même. La poteries, qui était très élaborée pendant l'époque romaine, devient "basique, lamentablement friable et peu pratique." (page 185).

graufen
Ensemble de céramiques sigillées de La Graufesenque (sur la commune de Millau). "Les ateliers ont dû fonctionner du ier siècle av. J.-C. jusqu'au milieu du IIIe siècle." (Wikipedia)

Mais il n'y a bien sûr pas que la qualité de la poterie qui chute.
"En dépit d'efforts considérables, les archéologues ne décèlent pas la moindre continuité architecturale entre les habitations de la fin du VI° siècle et du VII° siècles et les impressionnantes maisons rurales ou urbaines qui, durant la période romaine, disposaient de murs solides, de sols en marbre et en mosaïques, et de raffinements, comme le chauffage par le sol et les canalisations d'eau. Seuls les rois et les évêques semblaient désormais vivre dans des conditions de confort comparables à celles des temps romains." (page 191).
Les colonnes, socles et chapiteaux sont en fait des marbres anciens réutilisés sans retailles, de façon disparate.

Outre les poteries, Ward-Perkins s'intéresse également aux tuiles, sont remplacées par du chaume (qui est inflammable et attire les insectes).
"Il fallut sans doute attendre un millier d'années, peut-être le XIV° ou le XV° siècle, pour que les tuiles de toitures puissent être aisément fournies et diffusées dans une proportion comparable à l'époque romaine." (page 192).

Autre phénomène marquant, la petite monnaie, "grand facilitateur de l'échange commercial" (page 199), semble disparaître (on n'en retrouve plus sur les sites archéologiques alors qu'elle est abondante sur les sites qui datent de l'Empire), ce qui signifie un retour au troc.

Bien sûr, dans les niveaux les plus élevés de la société, on trouvait toujours des pièces exceptionnelles (qui provenaient parfois de loin), comme celles retrouvées à Sutton Hoo, mais il ne s'agissait pas d'un commerce de masse.

sutton hoo
Boucle de ceinture en or. Début du VII° siècle. Sutton Hoo, Suffolk, Angleterre.

La régression économique ne se produit pas partout en même temps. Elle est très forte en Angleterre au V° et VI° siècles ; elle est moins forte en Méditerranée occidentale.

Pourquoi le bien-être disparut-il ? se demande le chapitre suivant.
"L'Empire romain avait, de manière directe ou indirecte, encouragé et facilité le développement économique. L'Etat romain lui-même organisait la production et la distribution de nombreux biens de consommation. Surtout, il collectait et redistribuait les immenses quantités d'argent dégagées par l'impôt dont étaient redevables les citoyens. [...]
Quand au V° siècle se désintégra l'armée qui stationnait le long du Rhin et du Danube, le pouvoir d'achat des dizaines de milliers de soldats vivant dans cette zone frontalière s'évanouit [...]. Disparurent aussi les manufactures, implantées dans des régions comme le nord de l'Italie [...]." (page 222). Les routes et les ponts, qui permettaient le mouvement rapide des troupes, ne sont plus maintenus. Mais les troupes n'étaient bien sûr pas les seules à les utiliser, le commerce passait également par là...

Les rois Ostrogoths tâchaient de vivre comme les empereurs romains, ils s'entouraient de conseillers romains. "Néanmoins, du seul fait de leurs invasions, l'Etat romain se démembra, entraînant l'économie dans sa chute. Ces peuples abattirent Rome sans préméditation." (page 227).

Un autre phénomène s'ajoute à la dégradation très nette des moyens de communications (aggravée par l'augmentation de l'insécurité). Bryan Ward-Perkins met ainsi en avant le danger de la spécialisation.
"L'économie de l'Antiquité impériale avait favorisé la spécialisation du travail et de la production. Si chacune des régions avait constitué une unité locale simple, voire autonome, avec peu d'échanges, des pans entiers de l'économie auraient certainement survécu." (pages 229-230).
Mais les fabricants étaient spécialisés, et les produits circulaient largement dans l'Empire, grâce à "toute une infrastructure de monnaies, de routes, de bateaux, de charrettes, d'hôtelleries, etc. Autant de spécialistes ou semi-spécialistes travaillant parfois à des centaines de kilomètres.
Tout cela rendait, il est vrai, les consommateurs extrêmement vulnérables. Pour peu que la désorganisation s'installe, et de façon durable, il serait alors impossible de renouer rapidement avec des systèmes autonomes.
" (pages 230-231).

Si l'on compare avec notre situation : "Nous ne pouvons pas subvenir seul et localement à nos propres besoins, y compris dans une situation d'urgence. Le monde antique n'avait pas emprunté à ce point le chemin de la spécialisation, mais il s'y était en partie engagé.
La sophistication de la période romaine, en diffusant à grande échelle des biens de consommation d'excellente qualité, avait détruit les savoir-faire et les réseaux locaux qui, aux temps pré-romains, avaient assuré l'existence d'une économie assez achevée bien que plus rudimentaire. Il fallut des siècles pour que les habitants de l'ancien Empire retrouvent non pas les savoir-faire et les réseaux régionaux de l'époque romaine mais, tout simplement, la situation pré-romaine.
" (pages 231-232).


Pour finir, l'auteur montre que la façon de percevoir cette période clé varie selon le contexte politique et culturel.
"De façon assez peu surprenante, c'est en Europe du Nord, aux Etats-Unis et au Canada, que l'on défend avec flamme l'idée selon laquelle les envahisseurs étaient de pacifiques migrants." (page 279).
Dans les années 1930 et dans l'immédiate après-guerre, les envahisseurs germains étaient forcément très mal vus... Puis, les relations avec les Allemands s'étant améliorées, les peuples germaniques cessèrent d'être vues comme des bandes d'assassins.
"Quant à l'Empire romain, il n'a jamais été un ancêtre tout à fait satisfaisant de l'Union européenne, même s'il constitue (avec sa zone de libre-échange, sa monnaie commune et la reconnaissance que lui portaient ses peuples) un précédent assez éclatant pour l'Europe moderne. [...] Une Union européenne entièrement « romaine »  marginaliserait l'Europe du Nord ; elle serait centrée sur Rome, Athènes et Istanbul, et non sur Strasbourg, Francfort et Bruxelles." (page 289). Or, ce dernier triangle coïncide avec le centre de l'Empire franc des VIII° et IX° siècles ! Et les Francs étant considérés par les Français et les Allemands comme des ancêtres communs, tout va bien...

Tout ceci rappelle, s'il en était besoin, à quel point notre vision de l'Histoire dépend des conditions dans lesquelles nous vivons...


C'est donc un livre vraiment très intéressant. Dommage que l'édition française comporte beaucoup moins d'illustrations que la version anglaise, et qu'elles soient regroupées au centre de l'ouvrage (et que, à certains moments, mais très rarement m'a-t-il semblé en comparant rapidement, la traduction française semble raccourcir le texte anglais).

 

 

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