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DÜRRENMATT Friedrich
(Konolfingen, Suisse, 1921 - Neuchâtel, 1990)


durrenmatt dessine

 Dürrenmatt dessinant. 1979.

"La littérature suisse en langue allemande du 20e siècle marche sur deux plumes majeures. Max Frisch pour l'ironie, Friedrich Dürrenmatt pour le grotesque." (Pierre-François Besson, swissinfo.ch)

Petit-fils d'un satiriste connu, et qui l'influencera ("« Mon grand-père a été envoyé en prison pendant dix jours à cause d'un poème qu'il avait écrit. Je n'ai pas encore été ainsi honoré. Peut-être est-ce ma faute, ou peut-être le monde a-t-il tellement périclité qu'il ne se sent plus offensé lorsqu'il est sévèrement critiqué. »"), Friedrich Durrenmatt est né en 1921 dans le canton de Berne.
Après une jeunesse mouvementée, il étudie à l'université de Berne (littérature allemande, histoire de l'art, sciences), puis à l'université de Zurich.
Il interrompt ses études en 1946 et écrit des pièces de théâtre.
Il faut gagner sa croûte, alors il écrit des romans policiers ; mais il continue à oeuvre aussi dans d'autres genres : nouvelles, pièces radiophoniques, et il continue à écrire des pièces de théâtre. Il commence à percer
Il met en évidence la nature grotesque de l'Homme. Il donne dans la critique sociale, la satire, l'absurde, souvent tout ensemble.
C'est le succès international en 1956, avec La Visite de la Vieille Dame.
En 1962, pendant la Guerre Froide, il écrit sa pièce la plus connue : Les Physiciens.
Il décède en 1990.

Plusieurs de ses œuvres ont été adaptées au cinéma.

Durrenmatt a également peint, à partir des années 1950 (voir en bas de page)

la panne

La Panne. Une histoire encore possible (Die Arche ; 1956). Traduit de l'allemand par Armel Guerne. Le Livre de Poche Biblio. 124 pages.

Le livre commence par une sorte d'introduction de l'auteur, une première partie qui fait sept pages. La deuxième partie fait tout le reste du livre.

"Des histoire possibles y en a-t-il encore, des histoires possibles pour un écrivain ? [...] Décrocher un bon point, obtenir une bonne note au palmarès de l'Histoire littéraire - quel intérêt ? Quel est l'homme qui n'a pas obtenu, ici ou là, une bonne note ? Et quelles sont les besognes bâclées qui n'ont pas, ici ou là, connu la récompense d'un prix et la couronne d'une distinction ?
On sait être autrement plus exigeant de nos jours ! Mais là encore, c'est se retrouver devant un dilemme, et les conditions du marché ne sont guère favorables : ce que réclame la vie moderne, c'est de la distraction. Cinéma, le soir ; et poésie à la page littéraire du journal.
" (pages 7-8)
"Nous ne vivons plus sous la crainte d'un Dieu, d'une Justice immanente, d'un Fatum, comme dans la Cinquième Symphonie ; non ! plus rien de tout cela ne nous menace. Pour nous, ce sont les accidents de la circulation, les barrages rompus, l'explosion d'une usine atomique où tel garçon de laboratoire peut avoir eu un instant de distraction ; voire le fonctionnement défectueux du rhéostat des couveuses artificielles.
C'est dans ce monde hanté seulement par la panne, dans un monde où il ne peut plus rien nous arriver sinon des pannes, que nous nous avançons désormais tout au long de ses routes : « Chaussures Bally » - « Studebaker » - « Ice-cream », et les petits monuments dressés à la mémoire des accidentés
" (page 13).

L'histoire commence.
"Rien de bien grave assurément, mais une panne tout de même ; c'est ainsi que cela commença. Alfredo Traps, au volant de sa Studebaker, roulait sur une grande route nationale et n'était plus guère qu'à une heure de chez lui (il habitait une ville assez importante) quand sa mécanique s'immobilisa." (page 17).
On fait ainsi la connaissance d'Alfredo Traps, "quarante-cinq ans et pas encore de ventre, l'allure sympathique et de bonnes manières, bien qu'un petit rien d'application permît de deviner au-dessous un quelque chose de plus fruste, de plus commis voyageur ; ce contemporain avait ses affaires dans l'industrie textile." (pages 17-18).

Sa voiture ne peut pas être réparée tout de suite.
Pourquoi n'en profiterait-il pas pour rester au village où il est arrivé ? Mais il n'y a plus de place à l'hôtel, à cause d'un "congrès local de petits éleveurs". Toutefois, on lui indique une maison où un vieux Monsieur accepte parfois de recevoir des hôtes. Tout se passe bien, il est même invité à dîner.
"L'invité se trouve pris de court. En réalité, il avait compté dîner au village, alléché qu'il était par la renommée de l'auberge fameuse." (page 22). Des choses sans importance lui viennent à l'esprit , notamment "la possibilité d'un adultère à l'Hôtel-Touring ; [...] l'idée qu'il devait bien téléphoner à sa femme pour l'avertir de son retard involontaire ; la plus simple des politesses ; une obligation. Pourtant il s'en détourna. Comme tant de fois déjà. Elle avait l'habitude ; et de toute façon elle ne le croirait pas." (page 23).

En attendant le repas, notre ami Traps jette un oeil à la bibliothèque de son hôte. "A en juger par les titres, la soirée promettait d'être fameusement ennuyeuse : Hotzendorff, le Meurtre et la peine de mort ; Savigny, Système actuel du Droit romain ; Ernst-David Hölle, Pratique de l'Interrogatoire. Aucun doute là-dessus : le maître de maison était un juriste, peut-être même un ancien maître du barreau. Il n'y avait plus qu'à s'attendre à des discussions sans fin et parfaitement oiseuses, car les lettrés de cette sorte, que savent-ils donc de la vie réelle ? Rien, absolument rien !" (pages 23-24).

Bien sûr, Traps se trompe. Il va avoir droit à un repas mémorable, avec des convives vieux comme l'hôte, et également férus de droit, qui aiment refaire les procès célèbres ou, mieux encore, juger les visiteurs, avec tout ce qui fait le vrai procès : procureur, l'avocat...
Un vrai plaisir !

C'est un livre court, excellent, une sorte de bouffonnerie menaçante (on ne sait jamais sur quel pied danser : est-ce pour rire ? ou bien est-ce sérieux ?), dans lequel le lecteur est happé.

A noter qu'il existe des fins différentes :
"Le texte connaît un destin multiple : Dürrenmatt écrit d’abord le récit en 1955 puis le retravaille peu après sous forme de pièce radiophonique, avec une fin différente. La pièce est diffusée la première fois en janvier 1956 sur les ondes de la radio bavaroise. [....]
Vers 1977, Dürrenmatt reprend la plume et modifie une fois encore la conclusion de l’histoire pour créer une comédie, dont il assure la mise en scène lors de la première en 1979 au théâtre de Wilhelmsbad, Hanau (Allemagne).
" (source : http://www.tcag.ch/blog/2010/actualites/exposition-«-la-panne-».html )
J'avais préféré la fin de la version Livre de Poche à celle de la version Zoe.
la panne - zoe

Adaptation d'Ettore Scola : La plus belle soirée de ma vie (1972). Avec Alberto Sordi, Michel Simon, Charles Vanel, Claude Dauphin... La classe, quoi. Même si, malheureusement dans ce genre de coproduction internationale, il y a forcément au moins un acteur qui est doublé.

 

 

le juge et son bourreau

- Le Juge et son bourreau (Der Richter und sein Henker, 1952). Traduit de l'allemand en 1961 par Armel Guerne. Le Livre de Poche Biblio. 126 pages.

"Dürrenmatt avouait avoir toujours mené grand train, même pendant les périodes de gêne, et cet hédonisme, ce goût pour les plaisirs de la vie, il aimait l'insuffler à ses romans, où flottent toujours une odeur de havane, le bouquet d'un vin de derrière les fagots, les effluves d'un festin gargantuesque. Et tout autour du banquet, la mort rôde. Faire bombance et mourir. C'est au moment de leur agonie que les personnages de Dürrenmatt, dans une lutte suprême contre la mort, s'accordent tous les excès - de table, de lit -, excès que Dürrenmatt décrit avec une sensualité gourmande, tout à fait réjouissante chez ce fils de pasteur, né dans un « affreux patelin de l'Emmental », voué à l' « esbroufe missionnaire », et qui avait vécu une jeunesse bernoise lugubre, solitaire, davantage consacrée à la lecture de Kierkegaard, Büchner et Nietzsche qu'à l'embarquement pour Cythère." (extait du texte de présentation de Linda Lê, page 1).

"Alphonse Clénin, l'agent de police de Douanne, en cette brumeuse matinée du trois novembre mil neuf cent quarante huit, vit une Mercedes bleue arrêtée sur le bord de la route de Lamboing, à la sortie des bois de la gorge de Douanne. Il l'avait même dépassée déjà, mais il revint sur ses pas. Si peu nette que fût la silhouette du conducteur à travers les glaces embuées, il lui avait semblé, au passage, qu'elle était affalée sur le volant. L'ivresse, sans aucun doute, pensa le policier qui était un homme d'ordre et n'allait pas chercher midi à quatorze heures. Aussi ne fut-ce pas le policier verbalisateur qui revient en arrière, non ! c'était l'être humain, le semblable qui s'en venait porter secours à son semblable [..]". (page 5).
Mais le conducteur est mort, "les tempes transpercées". Et le mort n'est pas n'importe qui... c'était un policier.
Qui est l'assassin ? C'est ce que va chercher à savoir le commissaire Baerlach, amateur de bonne chère et de bons cigares, mais très malade, en fin de carrière et de vie.
Son enquête va être contrariée par son supérieur, mais il sera aidé d'un policier qui en veut, Tschanz. A un moment, il se trouve qu'il faut interroger un écrivain :
"- Un écrivain, dites-vous ? persifla Tschanz. Il faudra que je m'occupe personnellement de cet individu. Ces auteurs, ils ont la tête toujours un peu fêlée, mais ce n'est pas moi qui vais m'en laisser conter par les représentants de la haute culture !" (page 42). Rigolo, mais un peu facile, bien sûr.
C'est plus amusant quand notre commissaire et Tschanz vont chez l'écrivain. Ils font plus profil bas. "Ils avaient tous les deux semblablement dans l'idée qu'il leur fallait, en tout cas, s'efforcer de passer inaperçus pour ne pas réapparaître, un jour ou l'autre, dans quelque livre." (page 80).

On trouve déjà le thème du hasard qui, soit empêche les crimes parfaits, soit au contraire les permet. "Tu soutenais, toi, que du fait de la faillibilité humaine, de l'incapacité où nous sommes de tout prévoir en toute certitude, de l'impossibilité pour l'homme de faire entrer dans ses calculs la part insaisissable du hasard, de l'accident, de l'imprévu, tu soutenais, dis-je, que tous les crimes finissent nécessairement par être découverts un jour, et les coupables pris. Tu prétendais que c'était une folie que de commettre un crime parce que, disais-tu, les plus adroites combinaisons échouent du fait que nous sommes des hommes, et non les pions d'un jeu d'échecs. Moi, par contre, j'affirmais le contraire, d'ailleurs beaucoup plus pour te contredire que par conviction profonde. [...] Je disais que, la plus grande partie des gestes et des mobiles humains appartenant à l'inconnu, une toute petite partie seulement de nous-mêmes paraissait jamais à la lumière." (pages 70-71).

Baerlach a de l'expérience (il avait notamment été "détaché par le gouvernement helvétique à la demande des autorités turques pour je ne sais quelle réorganisation des services", page 69 ; de façon similaire, Matthieu, le personnage principal de La Promesse, doit partir en Jordanie) et, dès le début du roman, il a sa petite idée sur l'assassin.

Un bon roman, très habile, qui nous mène en bateau, avec des révélations à tiroir.

Même s'il écrivait des romans policiers pour faire bouillir la marmite, on trouve dans Le Juge et son bourreau les thèmes chers à Dürrenmatt, le hasard, l'ironie, les cigares, la nourriture, le pouvoir.
Ceci dit, dans la catégorie romans policiers de Dürrenmatt, le Juge et son bourreau est un gros cran en dessous de La Promesse (1958) : c'est un poil tiré par les cheveux (comment deviner aussi précisément les réactions d'Untel en fonction de telle parole ou événement...), et l'intrigue tire parfois plus vers Fantômas que vers le néo-réalisme.

On retrouvera la commissaire Baerlach dans Le Soupçon (Der Verdacht, 1953).

les physiciens

- Les Physiciens. Version française (qu'est-ce que cela veut dire ? traduction ? adaptation ? réécriture ?...) de J.-P. Porret. Editions L'Age d'Homme. 99 pages.
Le premier acte commence par une description de près de quatre pages. "Le lieu de l'action est le salon de la « Villa », confortable bien qu'assez mal entretenue, de la clinique privée Les Cerisiers. Dans les environs : la rive d'un lac dans son état naturel, plus loin quelques maisons espacées et, dans le fond, une ville moyenne, disons une petite ville. [...] Mais au fait le paysage qu'on ne mentionne que par souci d'exactitude n'a aucune importance, car nous ne quitterons jamais la « Villa » de l'asile d'aliénés (voilà tout de même le mot lâché). Pour être encore plus précis : nous ne quitterons même pas le salon, car nous avons décidé de nous en tenir étroitement aux unités de temps, de lieu et d'action. Une action qui se joue parmi les fous ne s'accommode que de la forme classique. Mais venons à notre affaire." (page 9).
La doctoresse est une "vieille fille bossue, dans son éternelle blouse de médecin" dont "sa correspondance avec C.G. Jung vient de paraître". C'est dire son niveau et sa notoriété internationale.
Tous les malades sont logés dans un nouveau bâtiment, sauf trois d'entre eux.
"Dans le salon de la Villa, actuellement peu peuplée, se tiennent d'ordinaire trois pensionnaires qui, par hasard, sont trois physiciens - ce n'est d'ailleurs pas un hasard, car en s'inspirant de principes humanitaires, on assemble ici ceux qui se ressemblent. [...]
Bref, ils feraient des malades modèles, s'il ne s'était pas récemment produit quelque chose d'atroce.
Il y a trois mois, l'un deux a étranglé une infirmière, et voilà que le même fait vient de se reproduire. Si bien que la police se trouve une deuxième fois dans l'établissement.
" (page 10).
On voit trois portes dans le fond, celles des trois chambres des physiciens, dont l'un se prend pour Newton, un autre pour Einstein. Le troisième est tout simplement lui-même, Johann-Wilhelm Möbius. S'il est dans cet asile, c'est parce que le Roi Salomon lui parle. Il ne parle pas à n'importe qui, le Roi Salomon.
Mais voici l'inspecteur, devant un cadavre.
"L'INSPECTEUR :
L'identité de l'assassin ?
L'INFIRMIERE-MAJOR
Monsieur l'inspecteur, je vous en prie !... Il s'agit d'un malade !
"
C'est Einstein, l'assassin, pardon, le malade.

"L'INSPECTEUR
Docteur ! Strangulation ?
LE MEDECIN
Pas de doute possible. Avec le cordon de la lampe. Les aliénés de cette catégorie déploient souvent une force herculéenne. Il y a là quelque chose d'admirable.
[...]
L'INSPECTEUR
Au fait, puis-je voir le meurtrier ?
L'INFIRMIERE-MAJOR
Monsieur l'inspecteur, je vous en prie !...
L'INSPECTEUR
Bon. L'auteur de l'acte.
L'INFIRMIERE-MAJOR
Il joue du violon.
L'INSPECTEUR
Comment ça : il joue du violon ?
" (page 15).

Pendant qu'Einstein continuer à jouer du violon pour se calmer, le corps est emporté. Newton sort de sa chambre.
"L'INSPECTEUR
On a étranglé l'infirmière Irène Straub.
NEWTON
La championne de judo.
L'INSPECTEUR
La championne de judo.
NEWTON
Quel horreur !
L'INSPECTEUR
Cette fois, c'est Ernst-Heinrich Ernesti.
NEWTON
Mais il est en train de jouer du violon !
L'INSPECTEUR
Il se calme.
[...]
NEWTON
Sacré Ernesti ! Je n'en reviens pas. Comment peut-on étrangler une infirmière ? (Il s'assied sur le divan et se verse à boire).
L'INSPECTEUR
Vous aussi, vous avez bel et bien étranglé une infirmière !
NEWTON
Moi ?
L'INSPECTEUR
Dorothée Moser.
NEWTON
La lutteuse ?
L'INSPECTEUR
Le douze août. Avec le cordon du rideau.
NEWTON
Mais c'est tout différent, monsieur l'inspecteur. Moi, je ne suis pas fou. Santé !
L'INSPECTEUR
A la vôtre !
Newton boit.
NEWTON
Dorothée Moser. Quand j'y repense. Blonde comme les blés. Etonnamment vigoureuse ! Souple d'ailleurs, malgré sa carrure. Elle m'aimait et je l'aimais. Il n'y avait qu'un cordon de rideau pour résoudre un pareil dilemme.
L'INSPECTEUR
Quel dilemme ?
NEWTON
Ma mission n'est pas d'aimer une femme, c'est de méditer sur la gravitation universelle.
L'INSPECTEUR
Je vois.
[...]
NEWTON
Vous croyez vraiment que je suis Newton ?
L'INSPECTEUR
C'est vous qui le croyez.
NEWTON
jetant un regard méfiant autour de lui :
Monsieur l'inspecteur, puis-je vous confier un secret ?
L'INSPECTEUR
Cela va de soi.
NEWTON
Je ne suis pas Sir Isaac Newton. Mais je me fais passer pour lui.
" (pages 18-21)

Comme Dürrenmatt l'écrit vers la fin de sa description au premier acte : "[...] il faut peu de décors pour dresser une scène où, au contraire des pièces antiques, le drame satirique se joue avant la tragédie." (page 12).

C'est une pièce qui n'est pas bêtement absurde (le genre d'absurde qu'on a lu cent fois et qui est censé mettre en évidence le non-sens de la vie, la solitude et autres clichés), il y a beaucoup de burlesque, d'événements drôles, inattendus - on pourrait dire de coups de théâtre - et puis finalement on comprend mieux, mais le simple fait de dire qu'il y a quelque chose derrière tout ça, c'est peut-être déjà en avoir trop dit !

Une pièce excellente.

 

- Mister X prend des vacances précédé de Le Fils, La Saucisse. Traduit de l'allemand par J.-L. Babel. Collection Luigi Luccheni. 77 pages.
1/ Le Fils (Der Sohn). 4 pages. Cette nouvelle est constituée d'une seule phrase.
C'est l'histoire d'un chirurgien qui "abandonna la profession au faîte de sa carrière, au désarroi et à la stupeur de ses amis et de ses collègues, fit paraître une annonce matrimoniale dans tous les journaux du pays, étudia scrupuleusement les différentes réponses, visita tous les bordels de la ville, engagea de longues discussions avec chacune des filles [...]" (page 19), finalement trouva l'objet, pardon, la personne voulue, et a un enfant qu'il élève à sa façon.
C'est un petit texte brutal, provocateur, un amusement.

2/ La Saucisse (Die Wurst). 7 pages.
Pour ce qui est de la forme, on est aux antipodes du texte précédent. Voici le début : "Un homme tua sa femme et en fit des saucisses. Le fait devint notoire. On arrêta l'homme. On retrouva une saucisse. Grande fut l'indignation. Le juge suprême du pays instruisit l'affaire. [...]
Au-dessus de tous trône le juge suprême. Sa robe est noire. Sa barbe est un drapeau blanc. Graves sont ses yeux. Son front est clarté. Ses sourcils colère. Son visage compassion. Devant lui est la saucisse. Elle est posée sur une assiette.
[...] La saucisse devant le juge suprême est rouge. Elle est calme. Elle enfle. Ses bouts sont ronds, sa ficelle jaune.
" (pages 27-29).
Il se passe quelque chose de pas très net pendant cette audience :
"Les parois grondent. Le plafond serre les poings. Les fenêtres grincent des dents. Les portes secouent leurs gonds. Les murs tapent des pieds. La ville blêmit." (page 30).
Comme dans le Fils, on assiste à l'abandon brusque de la bienséance petite-bourgeoise, les vannes de la violence s'ouvrent brutalement.
Très bonne petite nouvelle.

3/ Mister X prend des vacances (Mister X macht frei ; fragment écrit en 1953 ; publié en 1978). 41 pages
"
Mister X, dont l'existence ne laisse pas de nous surprendre un peu, quitta (encore léché par quelques flammes jaune souffre) le lieu macabre de ses activités et gravit les escaliers et les échelles sans nombre qui menaient aux bureaux de Mister U, dont nous tairons la profession et le nom, comme ceux de son visiteur." (page 37).
On a bien sûr compris que le Diable monte voir Dieu. Il a une requête à lui formuler.
"
Il dit qu'il avait dès le début travaillé sans trêve, avec un énorme succès, cela sautait aux yeux quand on considérait l'état actuel du monde, et les prévisions laissaient à espérer des résultats encore plus vastes, encore plus grandioses." (pages 44-45).
Mister X en vient au but : il a besoin de vacances. "
Mister U tombait des nues. Jamais encore on ne lui avait fait une pareille demande. « Des vacances ? », répéta-t-il, craignant d'avoir mal entendu." (page 45).
"
« Que veux-tu donc faire pendant ces trois semaines ? »
« Le bien », répondit Mister X. Le chef n'en croyait pas ses oreilles.
" (page 46). Il a décidé de les passer dans un endroit inattendu.
Mais est-ce bien raisonnable ?
"
Quand bien même Mister X cesserait d'inciter l'humanité au mal pendant trois semaines, elle ne manquerait pas de le pratiquer, par pure routine." (page 58).
Un très bon petit texte, assez délirant.

la mort de la pythie

- La Mort de la Pythie suivi de Minotaure (Das Sterben der Pythia - Minotaurus). Editions de Fallois - L'Age d'Homme. 86 pages.
Avec ces deux textes, nous sommes plongés dans l'Antiquité.
1/ La Mort de la Pythie (das Sterben der Pythia ; publié pour la première fois en 1976). Traduit de l'allemand par Michel Leyvraz. 52 pages.

pythie berlin
Egée, roi d'Athènes, consulte l'Oracle de Delphe. On voit la Pythie assise sur son trépied. Kylix, Berlin.

"Pannychis XI, prêtresse de Delphes, était, comme la plupart des pythies avant elle, efflanquée et de haute taille. Agacée par l'ineptie de ses oracles et la crédulité des Grecs, elle avait écouté le jeune Oedipe : encore un qui demandait si ses parents étaient vraiment les siens, comme si, chez les aristocrates, il était si facile de trancher une telle question. Car vraiment, certaines femmes allaient jusqu'à prétendre que Zeus avait partagé leur couche, et il se trouvait même des maris pour les croire !" (page 9).
Un jour, elle en a assez.
"Alors, soit pour le guérir de sa foi aveugle en l'art divinatoire, soit par pure malice, pour irriter ce prince infatué venu de Corinthe, elle lui prédit un destin dont l'absurdité était si énorme et la vraisemblance si infime qu'elle était sûre qu'il ne se réaliserait jamais : qui au monde, pensa-t-elle, serait capable de tuer son père et de coucher avec sa mère ?' (pages 9-10).
Elle oublie rapidement Oedipe. "Elle était si vieille, et pourtant sa vie se traînait interminablement dans d'incessantes disputes avec le grand-prêtre. Celui-ci gagnait un argent fou sur son dos grâce à ses oracles qui devenaient de plus en plus extravagants. Pannychis, pour sa part, ne croyait pas un mot de ce qu'elle prophétisait ; prédire aux hommes leur avenir était pour elle une façon de se moquer de leur crédulité - qu'elle ne faisait ainsi que renforcer. [...]
Ce qui se passait en Grèce avait depuis longtemps cessé de l'intéresser.
" (pages 10-11)
On croit avoir appris la véritable histoire d'Oedipe... et puis non. Il y a une autre révélation, qui fait qu'on croit que la prophétie ne s'est pas réalisée. Et puis arrive une autre révélation qui fait que, d'une manière totalement inattendue, elle s'est vraiment réalisée, en fait. Et une autre révélation qui fait que... euh... finalement... ? Oedipe ne serait pas Oedipe ? Ou peut-être qu'encore non ou si, on ne sait même plus. Et on entend des histoires qui, à chaque fois, sèment le doute (et si tel bébé avait été remplacé par tel autre ? et si ... ?), dans lesquelles interviennent Ménéocée, son grand-père Udée, Cadmos, Tirésias, Capys, Laïos, Jocaste, Créon, Polybe, Mérope, la Sphinx... N'en jetez plus !
C'est parfois un petit peu long. Quel était le vrai but de telle prophétie ? N'était-ce pas le contraire de ce que l'on croit ? Ou que l'on croit croire ?
"Cesse de te creuser les méninges, fit Tirésias en riant. Laisse ces histoires tranquilles : elles se seront passées autrement, quoi que l'on fasse, et nous échapperont d'autant plus que nous nous efforcerons de les élucider. [...] Il n'existe de vérité que dans la mesure où nous la laissons tranquille." (page 56).

2/Minotaure (Minotaurus. Eine Ballade. 1985). Traduit de l'allemand par Jean-Paul Clerc. 22 pages.
"Mit Zeichnungen des Autors." est-il précisé dans l'édition allemande de 1985.
Minotaurus
Il y a donc des dessins, que nous n'avons pas dans l'édition française, du moins pas chez l'Age d'Homme.

Ce texte commence par une longue phrase assez labyrinthique. C'est la naissance du Minotaure que "mit au monde la fille du dieu du soleil, Pasiphaé [...]".
Le Minotaure ne commence à prendre conscience du monde qu'une fois dans le Labyrinthe, construit avec d'"innombrables parois de verre, en sorte que la créature ne voyait pas devant elle que sa seule image, mais encore les images de ses images." (page 65).
La créature est donc entourée de ses semblables, mais ne comprend pas dès le début qu'il ne s'agit que de reflets. "Elle bondit sur ses pieds, instinctivement, pour mettre en fuite les créatures accroupies ; ses images bondirent simultanément. Elle se ramassa sur elle-même, et ses images avec elle. Impossible de les chasser. [...] Elle s'étira, étendit les bras, mugit ; avec elle s'étirèrent, étendirent les bras et mugirent une infinité de créatures semblables, les mille répercussions de l'écho lui renvoyèrent un mugissement qui semblait ne vouloir jamais finir. Un sentiment de bonheur la submergea. [...] Gambades, sauts, culbutes, marcher sur les mains - si grande était sa joie, parce que les images exécutaient tout ce qu'elle faisait, en sorte qu'elle eut le sentiment d'être à leur tête, plus encore, d'être un dieu, eût-elle su ce qu'est un dieu -, ces manifestations de joie enfantine devinrent danse rythmée de la créature avec ses images ; et elles étaient soit inversées, ou alors, images reflétées par des images, identiques à la créature, et encore, reflets d'images renvoyés par d'autres créatures, inversées à leur tour, jusqu'à se perdre à l'infini." (pages 66-67).

On voit ici le Minotaure danser devant les miroirs (1984) :
minotaurus

Bien sûr, on connaît l'histoire du Minotaure, mais on ne l'avait pas forcément lue du point de vue du Minotaure, créature innocente mais qui peut se montrer brutale (malgré elle, ou volontairement), qui tente de comprendre les règles du monde qui l'entoure.

Ici, face à Thésée (1984) :
minotaurus
Un récit très bien écrit, plus simple que La Mort de la Pythie, sans doute moins profond, mais finalement plus intéressant, littérairement parlant.

Pour finir, voici une peinture plus ancienne de l'auteur (Minotaurus, 1962)
minotaurus

val pagaille

- Val Pagaille (Durcheinandertal - dites, les éditeurs, c'est pénible de devoir aller sur internet pour trouver le titre original -, 1989). Traduit en 1991 par Étienne Barilier. Motifs. 190 pages.
Dans la page de présentation de l'auteur, on peut lire un très curieux : "Aujourd'hui surtout reconnu pour ses romans policiers [ah bon ?], il se considérait essentiellement comme dramaturge." A part La Promesse, je ne vois pas d'autres "romans policiers" connus (Justice ? Le Juge et son bourreau ?)... Alors que, côté théâtre, on a Les Physiciens, la Visite de la Vieille Dame... C'est apparemment vrai dans le monde germanophone (notamment grâce au cinéma), mais je ne crois pas que ce soit le cas dans le monde francophone.
Le Val Pagaille commence ainsi : "Il avait l'air du Dieu de l'Ancien Testament, sans barbe. Il se tenait assis sur le mur, au bord de la route qui, dans le val Pagaille, monte jusqu'à l'établissement thermal." (page 9).
Il est peut-être plus puissant que le vrai Dieu, enfin, si ce n'est pas lui.
"Non qu'il eût créé le monde en six jours et qu'il eût trouvé cela bon, comme le Dieu à barbe : il aurait pu le faire en quelques minutes, en quelques secondes, mieux, en une fraction de seconde, ou plus exactement en fractions de fractions, d'un mot, subitement, à l'instant, tout de suite, créer le monde et trouver ensuite que la plaisanterie était bonne." (page 11).

Le début est assez foutraque. Ce n'est pas que la suite ne le soit pas, mais on suivra mieux les événements.
Au début, donc, on fait la connaissance du Grand Vieux, personnage essentiel de l'histoire, vu qu'il est à l"origine de tout. Normal : c'est une sorte de Dieu, enfin, s'il existe, bien sûr. Ce qui n'est peut-être pas sûr (prenons nos précautions).
Le Val Pagaille est un lieu de Suisse que l'on pourrait dire abandonné de Dieu. Il ne s'y passe jamais rien. Même pas une avalanche, un éboulement, quelque chose qui pourrait causer quelques morts et susciter une chaîne de solidarité en Suisse. Non. Rien.
Cette médiocrité totale a toutefois ses avantages. Ainsi, le maître d'école trouve que le village "se révélait préférable à tout autre patelin, parce qu'il n'offrait aucune raison de ne pas s'enivrer." (page 90).

Ce village ne survit que grâce à un établissement thermal. Mais cet établissement va changer de propriétaire, et la nouvelle direction aura une idée lumineuse, un concept miraculeux : "« Pauvreté, source de joie »" (page 53).
Réussir à faire venir les millionnaires de la planète, et à les faire payer très cher pour un séjour avec absence totale de confort, nourriture exécrable, etc., c'est fort. Même si tout ceci se fera au détriment de l'économie locale, comme on le verra en lisant le livre.

Outre le Grand Vieux, on fera également la connaissance de tueurs à gage, à commencer par Marijuana-Joe, Big-Jimmy, les deux plus célèbres tueurs du continent nord-américain. "Le premier était le plus fameux, le second le plus notoire, le premier un moraliste, le second un esthète." (page 68).

On verra aussi un prédicateur assassin, des opérations de chirurgie faciale, trois mystérieux avocats (Raphaël, Raphaël et Raphaël, essayez donc de savoir qui est qui), un pauvre chien poursuivi par la justice, l'armée et ses tanks, des sacs de courrier jetés dans une piscine où barbotent deux boas constrictors, et le soleil qui tourne de plus en plus vite à mesure que le Grand Vieux et le non moins mystérieux Jeremiah Belial actionnent chacun la manivelle de leur moulin à café, quelque part en Antarctique (ceci au sud du plateau du roi Haakon, le café étant du Oetiker, Fr 10.15 : soyons précis, sinon on risquerait de ne pas comprendre).

Un grand délire surréaliste, très réjouissant. Le dernier roman de l'auteur, très en forme.

la visite de la vieille dame

- La Visite de la Vieille Dame (Der Besuch der alten Dam, 1956). Traduction et adaptation française de Jean-Pierre Porret. Le Livre de poche biblio. 158 pages.
Traduction, je comprends, mais "adaptation"... qu'est-ce qui a été changé ?
Quoi qu'il en soit, la pièce commence.
"Avant le lever du rideau, on entend le timbre d'une gare ; au lever, on voit un écriteau : « Güllen. » C'est évidemment le nom de la petite ville qui est indiquée dans le fond : ruinée et déchue. [...]
On entend le bruit de tonnerre d'un express qui passe. (On suppose les voies au-dessus de la fosse d'orchestre, parallèles à la rampe.) Le chef de gare salue. Les hommes sur le banc marquent par un mouvement de tête de gauche à droite qu'ils suivent le rapide des yeux.

LE PREMIER HOMME
La Gudrun, Hambourg-Naples !

LE DEUXIEME
A 11h27, ce sera le Roland-Furieux, Venise-Stockholm.

LE TROISIEME
Le seul plaisir qui nous reste : on regarde passer les trains.

LE QUATRIEME
Il y a cinq ans, la Gudrun et le Roland-Furieux s'arrêtaient à Güllen. Le Diplomate et la Loreley aussi ; tous des rapides internationaux.
" (page 5).

Les entreprises, usines, laminoirs et autres ont tous fait faillite. Güllen est une ville sans avenir, elle n'a plus qu'un passé : Goethe y a passé une nuit, Brahms composé un quatuor et Berthold Schwarz inventé la poudre !
Tout semble perdu ? Non, en effet...

"LE DEUXIEME
Il est grand temps que la milliardaire arrive. Paraît qu'elle a fondé un hôpital à Kalberstadt.
[...]

LE PEINTRE
Elle a commandé son portrait à Zimt, le barbouilleur académique.
" (page 7).

Voici que le Maire arrive avec une nouvelle :
"LE MAIRE
Notre illustre visiteuse arrivera par l'omnibus de Kalberstadt à 1h13.
" (page 9).

Tout est prêt pour accueillir la riche vieille : fanfare... pyramide de l'Union sportive, banquet, etc.

Ah, voici un train. Mais ce n'est pas l'omnibus, il ne devrait donc pas s'arrêter. Il stoppe tout de même, à la stupéfaction générale, dans un grand bruit de freins. La milliardaire, la vieille dame, descend du Roland-Furieux.

"CLAIRE ZAHANASSIAN
C'est bien Güllen ?

LE CHEF DE TRAIN, essoufflé.
Madame, vous avez tiré la sonnette d'alarme.

CLAIRE ZAHANASSIAN
Je tire toujours les sonnettes d'alarme.

LE CHEF DE TRAIN
Je proteste énergiquement. Dans ce pays, on ne tire jamais la sonnette d'alarme, même en cas d'alarme. Le respect de l'horaire est le premier de nos principes. Puis-je vous demande une explication ?

CLAIRE ZAHANASSIAN
Nous sommes bien à Güllen, Moby. Je reconnais ce triste trou. Là-bas, la forêt de l'Ermitage avec le ruisseau où tu pourras pêcher tes truites et tes brochets ; à droite, le toit de la grange à Colas.
" (pages 17-18)

Claire Zahanassian connaît donc Güllen. Elle y a vécu il y a longtemps, et est maintenant de retour pour une raison bien précise : la vengeance. La riche vieille dame dans le patelin ruiné est en mesure d'exiger tout ce qu'elle veut, et elle du genre à dire sa pensée sans chichis.

Vengeance, argent, sacrifice, veulerie... de bons ingrédients pour une excellente pièce, très drôle, d'un humour extrêmement caustique.
C'est aussi l'une des plus connues de Dürrenmatt.

Le film de Djibril Diop Mambéty (Hyènes, 1992), transposant l'action au Sénégal, est très réussi.


la promesse
En couverture : Autoportrait de Ludwig Renn, 1919, Gemäldegalerie, Dresde.

- La Promesse (das Versprechen, 1958). Roman traduit par Armel Guerne. 158 pages.
Au début, le narrateur est un écrivain de romans policiers. Après une conférence sur son sujet de prédilection, il va faire un trajet en voiture jusqu'à Zürich en compagnie d'un ancien chef de la police cantonale de Zurich.
Ils prennent la route. Après un long moment, ils s'arrêtent devant un poste d'essence.
"Curieux endroit, en vérité, avec cette maison délabrée qui jurait comme une incongruité dans le cadre si proprement helvétique où se dressait sa misère. Ses murs étaient humides au point qu'on y voyait sourdre l'eau, traçant de véritables ruisselets. [...]
Même sous le soleil presque méchant, à présent, tant il était fort, l'impression qui vous saisissait, démoralisante et tenace, ne vous parlait que de déchéance et de ruine.
- Nous descendons ! commanda l'ancien chef de la police cantonale. Et bien que je n'eusse aucune idée de ce qu'il pouvait avoir en vue, j'obéis, tout heureux de me retrouver à l'air libre.
Sur un banc de pierre, devant la porte ouverte de la maison, un vieil homme était assis. Il n'était pas rasé ; pas lavé. La blouse claire qu'il portait était sale et maculée de graisse ; son pantalon noir et tout luisant de crasse devait incontestablement avoir été un pantalon de smoking. L'homme était chaussé de vieilles pantoufles. Son haleine empestait à distance et ne laissait aucun doute : l'absinthe.
" (pages 12-13).

Bizarrement, l'ancien chef de la police cantonale a l'habitude de s'arrêter à cette station essence. Pourquoi ici ?
Lorsqu'il repartent, le commandant se met à parler.
"- Franchement, je n'ai jamais tenu le roman policier en estime, disait le commandant H., et je regrette que vous vous occupiez de cela, vous aussi. Du temps perdu. Mais j'avoue que ce que vous souteniez hier dans votre conférence peut encore se défendre : depuis que la politique va si notoirement de travers avec tous ces politiciens incapables et leurs promesses fallacieuses [...] les gens ont bien le droit d'espérer que la police, elle au moins, sache tenir le monde en ordre. Je ne vous cacherai pas que j'estime, personnellement, qu'il ne saurait y avoir espérance plus déplorable. Mais ce n'est malheureusement pas sur ce seul point que les auteurs de romans policiers trichent ! Et croyez-moi, je ne fais pas allusion ici au fait que vos assassins soient toujours et immanquablement punis. Ce n'est évidemment qu'un beau conte, mais qui a sa justification morale : cela fait partie de ces mensonges socialement nécessaires, au même titre que le fameux axiome affirmant que « le crime ne paye pas ». Evidemment, il n'est que d'observer quelque peu la société humaine pour être fixé sur ce point ! [...]
Ce qui me fait enrager, voyez-vous, et ce contre quoi je veux protester de toutes mes forces, c'est la manière dont vous conduisez les romans. Parce que pour ce qui est de tricher, alors là, permettez ! on y va un peu fort ! Pour vous, c'est la logique qui fait le fond de tout : l'intrigue, le scénario, c'est comme un jeu d'échecs avec ses règles et ses pièces ; ici l'assassin, là, la victime ; ici le complice, là, le bénéficiaire ; ceux qui savent et ceux qui profitent.
" (pages 15-16).
Or, le hasard, l'imprévu jouent un rôle tellement important, dans la vraie vie !

Le roman n'est pas sous-titré "Requiem pour le roman policier" pour rien. On sent bien sûr l'écrivain qui parle : ce qu'on va lire ne sera pas un roman policier, par nature artificiel, mais ce sera la vraie vie, avec ce qu'il faut de hasard, de fatalité et de zones d'ombre.

Le commandant en vient ainsi à parler à notre écrivain du déchet humain qui était assis sur le banc devant la station essence : à une époque, c'était son collaborateur le plus précieux, un vrai génie. Et puis, une affaire est survenue, neuf ans auparavant...
On verra comment un homme peut faire une promesse et la tenir, jusqu'au bout. Et être prêt à tout pour parvenir à son objectif.

En 1957, un producteur avait demandé à Dürrenmatt d'écrire un scénario de film sur le thème "les crimes de maniaques sexuels dont sont victimes les enfants. L'intention générale étant d'attirer l'attention sur ce danger, hélas ! de plus en plus fréquent." (page 157). Cette commande a finalement abouti au roman La Promesse. Le scénario, lui, a exploré d'autres voies que celles du roman pour aboutir au film :

hellichten tag
Es geschah am hellichten Tag (Ça s'est passé en plein jour, 1959) , un film de Ladislao Vajda avec Heinz Rühmann, mais aussi Michel Simon que l'on entraperçoit dans ce montage (qui n'est pas la vraie bande-annonce, semble-t-il) :

 


C'est une histoire très triste, mais aussi un très bon roman, qui laisse une impression durable.

Le livre, qui a été adapté quatre fois au cinéma et deux fois à la télévision, est (comme souvent) largement supérieur à sa dernière adaptation (la seule que j'ai vue), la plus célèbre : The Pledge (2001), réalisé par Sean Penn, avec Jack Nicholson.


Si on n'a pas peur de trop en apprendre sur le film (au cas où on ne l'aurait pas déjà vu) et le livre, on peut regarder la bande-annonce :

 

 

romulus le grand

- Romulus le Grand (Romulus der Große, 1949). "Comédie historique en marge de l'histoire en quatre actes". Traduit en 1991 par Claude Chenou. Editions l'Âge d'Homme. 135 pages.

C'est la troisième pièce de théâtre de Dürrenmatt, et son premier grand succès.

Le Romulus dont il est question est Romulus Augustule, également appelé Flavius Romulus Augustus, qui fut le dernier empereur romain d'occident.

"Temps : le matin du 15 jusqu'au matin du 16 mars de l'an 473 après la naissance de Jésus-Christ.
Lieu : la villa de l'empereur Romulus en Campanie
". (page 6)

Pyrame et Achille sont les deux très vieux valets de chambre de l'empereur. Ils en ont vu passer...

"PYRAME et ACHILLE
Salve César.

ROMULUS
Save. Nous sommes bien aux ides de mars, aujourd'hui ?

ACHILLE
A vos ordres, mon Empereur, aux ides de mars.
Il s'incline.

ROMULUS
Une date historique. D'après la loi, c'est aujourd'hui que les fonctionnaires et employés de mon empire doivent être rétribués. Une vieille superstition. Afin d'empêcher que l'empereur ne soit assassiné. Allez chercher le ministre des Finances.
Achille lui glisse quelque chose à l'oreille.

ROMULUS
Enfui ?

PYRAME
Avec la caisse de l'Etat, mon Empereur.

ROMULUS
Pour quoi faire ? Elle était vide.

ACHILLE
De cette manière il espère camoufler la banqueroute totale des finances de l'Etat.

ROMULUS
Un homme avisé. Quand on veut dissimuler un grand scandale, la meilleure chose est d'en arranger un petit. Qu'on lui décerne le titre de "Sauveur de la Patrie".
" (page 12).

La situation, on le voit, n'est pas très bonne.
En plus de la faillite de l'Etat, les Germains arrivent, s'emparent d'une ville après l'autre... Mais cela n'entame pas le flegme de l'empereur, qui prend son petit-déjeuner : jambon, pain, vin d'asperges (quel goût cela peut-il avoir ?)... et oeufs. Ah, les oeufs ! Notre empereur se passionne pour les volailles, qu'il élève. Il entame son oeuf.

"ROMULUS
Auguste n'a rien pondu ?

PYRAME
Rien, mon Empereur.

ROMULUS
Tibère ?

PYRAME
Les Juliens, rien.
" (page 14).

Mais la poule Odoacre - le Germain qui menace l'Empereur - , elle, est en pleine forme.

romulus
Pièce d'or à l'effigie de Romulus Augustule.

Les mauvaises nouvelles s'accumulent. Un homme a chevauché pendant des jours pour apporter une funeste nouvelle. Il veut la communiquer à son Empereur. Or, ce dernier donne l'ordre qu'il aille se reposer.

"
TULLIUS ROTUNDUS
Mais la funeste nouvelle, Majesté ?

ROMULUS
Justement. Même la pire des nouvelles sonne encore à peu près agréablement quand elle sort de la bouche d'un homme bien reposé, baigné et rasé de frais et qui vient de manger. Qu'il revienne demain.
Le ministre de l'Intérieur est déconcerté.

TULLIUS ROTUNDUS
Majesté ! Il s'agit d'une nouvelle qui bouleverse le monde !

ROMULUS
Jamais les nouvelles ne bouleversent le monde. Ce sont les faits qui s'en chargent, les faits que nous ne pouvons plus changer parce qu'ils se sont déjà produits quand arrivent les nouvelles. Les nouvelles ne font qu'agiter le monde, il faut donc apprendre à s'en passer autant que possible.
Troublé, Tullius Rotundus tire sa révérence et sort par la gauche. Pyrame sert un gros rôti de boeuf à Romulus
." (pages 17-18).

Mais pourquoi Romulus semble-t-il laisser faire ? Il n'est pas stupide, loin de là...
Parviendra-t-il à sauver l'Empire grâce à l'aide d'un marchand de pantalons ? Parviendra-t-il à tirer un bon prix des dernier bustes qui n'ont pas encore été vendus ?

Très drôle, avec beaucoup de libertés historiques, mais aussi avec de vrais morceaux de profondeur dedans.

 

Quelques adaptations, parmi de très nombreuses :
hyènes
- Hyènes (1992), film très réussi de Djibril Diop Mambéty qui transpose La Visite de la Vieille dame au Sénégal.

- Justice (Justiz, 1993), réalisé par Hans W. Geissendörfer. Une nominatoin aux Golden Globes (catégorie meilleur film étranger).
the pledge
- La Promesse (The Pledge, 2001), réalisé par Sean Penn, avec Jack Nicholson, Benicio del Toro.

Oeuvres picturales :

"Je ne suis pas un peintre. Techniquement parlant, je peins comme un enfant, mais je ne pense pas comme un enfant. Je peins pour la même raison que j'écris : parce que je pense." ('Remarques personnelles sur mes peintures et mes écrits").

Voici quelques oeuvres, trouvées sur http://ead.nb.admin.ch/html/fdabi.html et toutes marquées du sceau : "Copyright: Centre Dürrenmatt Neuchâtel (CDN)" :

selbstportraet   psy   kind
1/ Autoportrait (Selbstporträt). Gouache. 1982.
2/ Portrait d'un psychiatre ( Porträt eines Psychiaters - Dr. Otto Riggenbach). Gouache. 1962
3/Enfant au lit (Kind im Bett). Gouache sur papier. 1962

eta hoffmann   geant
1/ E.T.A. Hoffmann. Dessin et lavis. 1936/1937.
2/ Pendant la construction d'un géant (Beim Bau eines Riesen). Dessin et lavis. 1952.

mort
Portrait d'un mort (Porträt eines Toten). Crayon. Vers 1964.

 

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