Murata Kiyoko est surtout connue pour être l'auteur de Nabe no naka ("Le chaudron"), adapté (et développé) par Kurosawa Akira sous le titre Rhapsodie en Août. Elle s'est consacrée à la littérature à partir de 1975, après avoir reçu un prix pour La Voix de l'Eau. Elle a reçu en 1987 le prix Akutagawa pour Le Chaudron, le Prix de Littérature féminine en 1990 pour un recueil de nouvelles, et le prix Yomiuri en 2013 pour Fille de joie.
La Voix de l'eau (92 pages, Actes Sud, récits traduits par Rose-Marie Makino-Fayolle). Ce livre contient les deux récits suivants : La Voix de l'Eau (Suichu no koe, Prix du Festival des Arts de Kyushu 1975) et Le Parc en haut de la montagne (Sancho koen, 1982).
Le point commun entre ces deux récits est la disparition d'un enfant. Le premier récit est situé après la nouvelle de la mort - annoncée dès le début - alors que dans le deuxième récit, il s'agit de l'angoisse des parents pendant les recherches...
"Un dimanche de beau temps pendant la saison des pluies, une petite fille de quatre ans s'est noyée dans un lac de retenue en pleine montagne, à trois kilomètres environ du grand ensemble où elle vivait." C'est ainsi que commence La Voix de l'eau : une mort accidentelle. Deux mois plus tard, la mère, Shoko, est contactée par une association, L'Union nationale pour la protection des enfants, qui cherche à recruter des bénévoles pour alerter les gens sur les dangers qui guettent les enfants au quotidien : risque de chute depuis une fenêtre, risque de se faire écraser, etc. Shoko va faire preuve d'un militantisme zélé qui ira au-delà de la simple distribution de tracts...
Que dire de ce texte ? Le début est bien écrit, la sobriété rendant l'incrédulité, la douleur : "Depuis le soir de la noyade, il n'avait cessé de pleuvoir violemment. La surface du lac était trouble, et d'une couleur si épouvantable qu'elle ne paraissait pas avoir absorbé une enfant" (pages 12-13). Ensuite, on voit comment une femme veut faire le bien des gens malgré eux, avec une fin inévitable, donc attendue, donc sans surprise. La manière dont les gosses luttent contre Shoko pour qu'elle leur laisse faire leurs jeux périlleux à bicyclette n'est pas bien rendue. Au final, un texte avec de bons passages, mais également des baisses...
Le Parc en haut de la montagne est sans doute plus original dans son traitement. Dans le premier récit, on a vu comment la mère de la petite fille disparue tente de donner un sens à la suite de son existence, en mettant son drame au service des autres. Dans le deuxième récit, on n'en est pas là. L'action (ou la quasi-absence d'action, plutôt), se déroule dans un petit complexe touristique avec hôtel, parc naturel, camping..., perché au sommet d'une montagne, auquel on accède par un funiculaire : une jeune mère, enceinte, se promène avec sa fillette, tout près de leur hôtel. La petite fille tombe, sanglote et ne veut pas se relever : elle veut les bras de sa mère. Cette dernière, perdant patience devant le torrent de larmes de la petite, et voulant qu'elle se relève toute seule, la laisse sur place et rejoint l'hôtel. Elle la perd de vue deux minutes... et la petite fille disparaît. Des recherches sont entreprises.
Ce récit ne fait que trente pages, mais il y a un nombre étonnamment grand de personnages, presque tous traités avec autant d'importance : la mère de la petite disparue, évidemment, le mari, le conducteur du funiculaire (belle description du trajet quotidien du funiculaire), un jeune homme en contrat temporaire qui travaille dans l'administration, une jeune serveuse. On passe des uns aux autres de manière très fluide, sans à-coups, dans une atmosphère chaude d'été. La fillette semble s'être littéralement volatilisée :
"La femme, après le départ de son mari, resta plantée là, les yeux rivés sur le sol. Il n'y avait pourtant pas de traces à cet endroit. Si sa petite fille avait été brûlée par le soleil, sans doute y serait-il resté au moins une tache." (page 74).
Le texte fait parfois penser au film Picnic at Hanging Rock, de Peter Weir (1975). Que s'est-il passé ? La fillette n'a tout de même pas été absorbée par quelque mystérieuse force primitive issue de la nature ?
Le Chaudron (Nabe no Naka, 1987, 124 pages, Actes Sud, roman traduit par Marie-Yvonne Gouzard, 2008). Prix Akutagawa.
Ce court roman commence ainsi :
"C'était le soir, et dehors il faisait encore jour.
J'étais dans la cuisine en train de couper des légumes lorsque grand-mère est entrée par la porte de derrière avec ce qu'elle avait ramassé dans son jardin.
Le jardin potager de ma grand-mère est petit, et tout ce qu'elle y récolte est en proportion. Fraises, tomates cerises, maïs noir... De petites choses adorables, en petites quantités." (page 9).
"Ici, nous étions à la campagne, chez notre grand-mère.
Nous quatre, ses petits-enfants, nous étions arrivés la dernière semaine de juillet, au commencement des vacances d'été. Moi et mon petit frère Shinjiro, et les cousins, Minako et Tateo." (pages 11-12).
Les petits-enfants (de 16 à 19 ans) ont été confiés à la grand-mère par leurs parents, partis à Hawaii rencontrer Suzujiro Haruno - un des nombreux frères de la grand-mère - qui est très malade.
"Grand-mère ne paraissait pas particulièrement contente d'avoir retrouvé ce frère sans doute très riche avec sa plantation d'ananas. L'histoire remontait à soixante ans en arrière. Elle était heureuse de se voir confier ses quatre petits-enfants alors que nos parents, eux, étaient ravis d'aller à Hawaii à sa place, rencontrer Suzujiro et ce monsieur Clark" (page 14). Monsieur Clark est le fils de Suzujiro Haruno, et c'est lui qui a écrit la lettre qui a motivé le départ à Hawaii.
"Nos parents avaient passé le mois de juillet à se téléphoner entre eux au sujet de Hawaii, se concertant interminablement, avant de parler avec monsieur Clark et d'approfondir leur lien de cousinage." (page 14).
"Depuis notre arrivée chez elle, grand-mère ne disait rien à propos de son petit frère de Hawaii. En revanche, elle paraissait très affairée." (page 15).
Au menu : histoires de famille, mémoire, passé, nature, prières pour les morts :
"Le visage des vieilles femmes était en feu, rouge et bouffi. La voix des sûtras haut perchée avait un rythme étrange. [...] Je me suis dit que les personnes âgées sont vraiment étranges.
Je me tenais sous le grand camphrier. Dans l'ombre qu'il apportait avec l'avant-toit de la maison, un courant d'air frais passait de temps à autre. [...]
Mon regard est soudain tombé à mes pieds et j'ai découvert sur la terre noire et humide du jardin une longue colonne de fourmis en marche. Elle partait de mes pieds vers l'arrière, contournait les franges d'un balai de jardin appuyé au portillon pour disparaître au coin de la maison.
En chemin, à partir du balai, la colonne se divisait et j'ai vu un groupe de fourmis grimper au rosier près de la haie. La file crénelée de fourmis progressait lentement entre les épines de la tige verte du rosier."
(pages 40-41).
Ce plan des fourmis dans les rosiers doit être très signifiant, puisque Kurosawa l'a gardé pour la fin de son film.
C'est un roman simple, ultra-simple. Pas désagréable, mais une petite chose.
Toutefois, le fait qu'il ait obtenu le prix Akutagawa indique sans doute qu'il y a des profondeurs que je n'ai pas vues.
Enfin, je suppose.
En tout cas, il ne faut surtout pas avoir à l'esprit le film tiré de ce roman, Rhapsodie en août (1991), de Kurosawa, sous peine d'être vraiment déçu. En effet, il faut bien savoir que dans le roman, non seulement il n'y a pas Richard Gere, mais surtout aucun Américain n'arrive au Japon, et il n'est pas question (en tout cas explicitement) de la Bombe. Le roman représente en gros la première moitié du film de Kurosawa.
Par contre, il est vraiment très intéressant de (re)voir le Kurosawa après la lecture du roman. On voit la manière dont il a développé le roman, utilisé le matériau littéraire.
On peut donc largement conseiller la lecture du roman à tous les cinéphiles avant de se repasser un bon petit DVD.
Ah, pour finir, je vais chipoter, mais mettre une oeuvre chinoise en couverture d'un livre japonais... euh... c'est curieux.
Photographie de couverture : Rekha Garton / Arcangel images
- Fille de joie (Yûjokô, ゆうじょこう, 2013). Roman traduit du japonais par Sophie Refle. Editions Actes Sud. 271 pages. Ce roman a remporté le
Prix Prix Yomiuri 2013.
Nous sommes en 1903, dans la préfecture de Kumamoto.
"La fille arrivée d'une île du Sud ce printemps avait quinze ans." (page 5).
Ichi, la jeune fille en question, a été vendue par ses parents, très pauvres, à une maison close.
"Les filles n'étaient pas immédiatement mises au travail. Les légumes qu'on vient de tirer de terre sont couverts de boue. Il faut les nettoyer, les débarrasser de leurs feuilles abîmées, les laver avant de les présenter sur un plateau.
Le quartier réservé de Kumamoto était le plus florissant de l'île de Kyûshû. C'était l'un des cinq premiers du Japon, l'équivalent de Yoshiwara à Tôkyô, ou de Shimabara à Kyôto.
Hajima Mohei, le patron de la maison à laquelle Ichi avait été vendue, dominait autrefois la Bourse du riz de Dôjima à Ôsaka. Le silence se faisait lorsqu'il s'y montrait, disait-on.
Quand il avait quitté Ôsaka pour revenir à Kumamoto d'où il était originaire, il avait emmené avec lui des courtisanes du plus haut niveau, qu'il avait débauchées à Yoshiwara et à Shimabara sans regarder à la dépense." (page 9).
Ichi est confiée à la courtisane la plus recherchée de la maison. Elle va apprendre le métier, à commencer par parler correctement (elle ne connaît que le patois à son arrivée) et fréquenter l'école féminine.
"L'association des tenanciers de maisons closes l'avait fondée au printemps de l'an 34 de l'ère Meiji, c'est-à-dire en 1901, deux ans avant l'arrivée d'Ichi, pour pourvoir à l'éducation des femmes qu'ils employaient. Le journal local avait parlé du discours prononcé par le chef de la police à l'occasion de son inauguration. Elle comptait trois cent trente élèves, prostituées et servantes. [...]
Les prostituées ne la fréquentaient pas tous les jours, mais y venaient en général deux fois par semaine, quand elles avaient le temps." (page 13).
Il est en effet très important pour elles que les prostituées sachent lire et écrire correctement : il leur faut écrire à leurs clients réguliers, mais aussi vérifier les dettes qu'elles (ou leurs parents) ont contractés vis-à-vis de l'établissement... Il n'est pas rare que les établissement les escroquent.
Le sujet de l'éducation est l'une des originalités du livre, par rapport à d'autres ouvrages qui traitent d'un sujet similaire (par exemple, Les Mystères de Yoshiwara, de Matsui Kesako, ou encore Courtisanes du Japon de Jean Cholley - certes, il s'agit ici d'un essai).
"Si ces filles n'avaient pas été vendues, si elles étaient restées chez elles, elles n'auraient jamais connu l'écriture. Elles ne se seraient jamais demandé quels mots utiliser pour décrire des fleurs. Une fleur serait restée une fleur, un oiseau, un oiseau, un arbre, un arbre. Elles n'auraient pas eu besoin d'autres mots. Elle auraient vécu dans un monde de certitudes, sans connaître ni les nuances ni les subtilités.
À force de transpirer dans leurs vêtements de travail, le dos courbé dans les champs, elles seraient devenues des petites vieilles au dos tordu. La seule vertu que l'on pût reconnaître à la prostitution était la découverte de la lecture et du monde des mots, songea l'institutrice." (page 137).
Ichi est loin d'être idiote, elle réfléchit. Avec elle, on va découvrir les règles de vie du quartier réservé, à une époque de changements...
Un bon livre, intéressant.
On notera une petite coquille page 263, qui sera peut-être corrigée pour l'édition en poche : "aller les engloutir" au lieu de "allait les engloutir".
Films tirés de son oeuvre :
- Rhapsodie en Août (Hachi-gatsu no kyôshikyoku, 1991), d'après le court roman Le Cheudron (Nabe no naka) ; très bon film réalisé par Kurosawa Akira. La preuve : même Richard Gere n'arrive pas à le gâcher.
- Warabi no kou (2003), film réalisé par Onchi Hideo.