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WATAYA Risa

(Kyôto 01/02/1984-)

wataya risa

 

Comme d'autres écrivains avant elle (Murakami Haruki...), Wataya Risa a fait ses études à l'Université Waseda de Tokyo, mais elle n'a pas attendu d'en sortir pour publier son premier roman (à dix-sept ans, obtenant le prix Bungei) et son deuxième roman, Appel du pied, a reçu le prix Akutagawa. Elle a alors dix-neuf ans et est en deuxième année d'université.
Elle obtient le Prix Kenzaburo Oé en 2012 pour Kawaisou da ne ? (かわいそうだね?).

appel du pied

Appel du pied (Keritai senaka - "Le dos que j'ai envie de frapper" - 2003, 141 pages, Editions Philippe Picquier, traduction de Patrick Honnoré, qui rend bien le côté "grave jeune" du texte qui ne paraît pas du tout artificiel). Prix Akutagawa. Plus d'un million d'exemplaires vendus au Japon.

C'est l'histoire de Hatsu, une adolescente mal dans sa peau (comme toutes les adolescentes dans les livres, sinon il n'y aurait pas d'histoire) qui ne parvient pas à s'intégrer dans sa classe, tout ça, d'autant que c'est la première année de lycée. Elle fait partie des "rebuts", ceux qui restent en rade lorsque tous les groupes se sont formés, par exemple pour effectuer un TP de biologie.
Mais pourquoi est-elle toute seule dans son coin, la fille ? Eh bien, comme toutes les ados dans les bouquins, elle se cherche, ne tolère pas les conventions sociales qui amènent parfois à se forcer à rire bêtement pour s'intégrer à un groupe. Mais est-ce tout ?
"Oui, toi, Hatsu, tu parles toujours d'un seul souffle sans t'arrêter, alors les autres n'ont pas d'autre choix que d'écouter" (page 82). Ça veut sans doute dire que, comme elle n'est pas sûre d'elle, de sa personnalité, elle cherche à tout prix à se faire entendre, à s'imposer ce qui a pour effet de saoûler ses condisciples qui la rejettent. Du coup, "la honte me vient". Il faut dire qu'elle l'a souvent, la honte. D'ailleurs, "plutôt mourir" que de faire des compromissions pour s'intégrer à un groupe de bécasses (ou jugées telles). Elle a honte d'avoir honte, si l'on peut dire, c'est quelque chose qui revient souvent. Ca, et "mourir de jalousie". Donc, elle aimerait faire partie d'un groupe (toutes proportions gardées, c'est un peu le même genre de problèmes que rencontre Frankie Adams dans le livre de Carson McCullers). Même si elle rejette les autres, elle n'a pas la morgue et le sarcasme nihiliste de Daria (le dessin animé américain) ou de Enid et Rebecca, les ados de Ghost World, la BD de Daniel Clowes.
Ah oui, et comme toute ado, elle découvre ses sentiments, mais forcément elle a du mal à les accepter. Elle déteste aimer les gens, ça la met en danger. "Là, son ton chaleureux me va droit au coeur. J'évite son regard, j'ai envie de pleurer" (page 91).

Evidemment, un garçon, Ninagawa, se trouve au rebut de la classe, comme elle. Hatsu va en pincer pour lui, mais refuser ce sentiment. A deux reprises, elle lui donne un coup, ça lui fait rudement plaisir (là, on peut éventuellement se permettre de penser à Kaori qui, dans le manga CityHunter, brandit son marteau). Plus elle frappe, plus elle aime. C'est beau, c'est pudique, tout ça, mais dans son cas, il semble se dissimuler un soupçon naissant de perversion (on est dans un roman japonais, ne l'oublions pas...). Le garçon en question est un "otaku grave" (page 80 ; en langage "M6", ça veut dire "fan de...") d'une top modèle et chanteuse (oui, oui, il n'y a pas qu'en France !). Alors, Hatsu a des sentiments qui, comme ceux de beaucoup d'ados, sont parfois pris pour ce qu'ils ne sont pas, ou du moins qu'elle croit qu'ils ne sont pas, enfin c'est très compliqué une ado (page 105 : "Tu me regardes comme si tu me méprisais, on dirait"... Meuuuh non, Ninagawa !).

Le sentiment de solitude de Hatsu est accentué par le fait qu'on ne voit jamais ses parents, tout le roman est un gros plan sur Hatsu, rejetant hors-champ le reste du monde.
Présenté ainsi, le roman fait un peu peur, d'autant plus que le frais minois de l'écrivaine orne la quatrième de couverture (le rabat, en fait), et que le texte de présentation insiste sur son jeune âge. Mais il faut reconnaître que son roman, sans être un chef-d'oeuvre, est franchement très sympa. On y entre d'autant plus facilement qu'il se base sur des archétypes qui parlent immédiatement au lecteur, et même ramènent des souvenirs en mémoire : c'est sa facilité et, je dirais, sa faiblesse.

Avec le recul, on se rend compte que le prix Akutagawa va à deux types de courts romans : ceux qui exigent quelque peu du lecteur (par exemple, Yôko, de Furui Yoshikichi), et ceux qui se lisent comme ça, d'un trait (Je veux devenir Moine Zen, de Miura Kiyohiro). Appel du Pied appartient à cette seconde catégorie : très sympa, sans être révolutionnaire.
Ce n'est en tout cas certainement pas un coup commercial et clichetonneux comme naguère le Shanghai Baby, de Weihui. Watasa Risa est une écrivaine douée, au début de sa carrière. Attendons de voir la suite.

Note : il semble que le dessin de la couverture française soit le même que celle de l'édition japonaise, que l'on peut voir sur http://courses.washington.edu/jpnlit/J433/04spring/

install

Install (Install, 2001, 95 pages, Editions Philippe Picquier, traduction de Patrick Honnoré).
Avant Appel du pied, Wataya avait écrit un texte plus court, à dix-sept ans, pendant ses vacances d'été. Elle y parle de ce qu'elle connaît : l'école, la compétition, ce qu'il faut faire pour être "acceptée"... et la chambre qui ressemble à une décharge (ça me rappelle quelque chose à moi aussi, tiens, mais cela est du passé, bien sûr ^_^; ).

Les parents de la narratrice sont divorcés, la mère est accaparée par le travail, elle ne communique pas vraiment avec sa fille. "Elle déteste perdre son précieux temps en futiles bavardages et autres potins" (page 27).

La narratrice ne manque aucun cours, n'arrive jamais en retard, suit en plus des cours de bachot. Mais un jour, elle craque.
"J'ai quitté le lycée avant la fin des cours, comme une vraie victime du syndrome de phobie scolaire, je suis rentrée direct à la maison et je me suis endormie comme une masse. Je me suis réveillée à cause d'un cauchemar en fin d'après-midi." (page 10).
Elle décide de bazarder tout ce qui se trouve dans sa chambre : les livres scolaires, le bureau, l'ordinateur qu'elle n'a jamais réussi à faire fonctionner. Pendant la nuit, elle trimballe tout dans le local à ordures.
"C'est comme si ma chambre avait été transférée telle quelle dans un coin du local à ordures. On dirait un décor improvisé pour une série télé. Les meubles que j'ai entassés là depuis la veille forment une barricade en C. Je pénètre à l'intérieur de ce fortin d'objets familiers et pose l'ordinateur sur la chaise. Soudain déboussolée, je m'assois à même l'asphalte. Le sol est froid. Je sais que la jupe de mon uniforme, que je porte afin de faire croire à ma mère que je vais normalement en cours du week-end à la boîte à bachot, va se tacher de l'essence qui a dégouliné d'une voiture.
Et alors, quelle importance ?
Le vrai problème, ce serait plutôt : et maintenant, qu'est-ce que je fais ? [...]
En époussetant ma cheville prise dans l'élastique de la chaussette, je vois ma main et ma jambe devenues rouges de terre, d'un rouge sale, pas du tout sexy, comme une poupée de caoutchouc. Où est passée l'énergie que j'ai déployée à nettoyer ma chambre ? Me voilà transformée en immonde détritus ! Nooon ! Je veux mouriiiiir !!! Je veux dire, ça me plaît trop. Je me trouve belle ainsi salie. D'excitation, je me roule par terre. C'est une pose. J'ai assez tendance à jouer l'anormale. Avec un plaisir vicieux, je contrefais la débile. C'est la fine fleur de ma personnalité que j'exprime ainsi en me roulant par terre.
" (pages 15-16).
On trouve donc déjà quelques éléments d'Appel du Pied, la fille pas très bien dans sa peau, un tantinet perverse... Elle se cherche.
"Quand je m'imagine vivant une petite vie étriquée, je me sens oppressée. Prise entre la sécurité de n'avoir encore que dix-sept ans, et l'angoisse d'avoir dix-sept ans." (pages 17-18).
En attendant de savoir ce qu'elle veut faire de sa vie, elle vit dans le court terme. "Tous les matins, comme avant, je mets mon uniforme et sors l'air morose." Elle part donc en faisant croire à sa mère qu'elle va à l'école. Elle laisse la porte de sa chambre fermée à clef, de sorte que sa mère n'y entre pas. Combien de temps son stratagème va-t-il tenir ?
L'ordinateur qu'elle a mis au rebut va être récupéré par un écolier du primaire, un gosse de dix ans, bien débrouillard pour son âge qui va proposer un petit boulot à notre héroïne... Ah, vive l'internet, le chat et toutes les possibilités qu'offrent les moyens de communication moderne !

Install devrait plutôt s'appeller Reinstall, c'est la réinstallation du système d'un ordinateur, ou comment recommencer à partir de zéro.
C'est un livre court, pas toujours très réaliste (surtout la partie informatique...), mais bien sympathique, sans ambitions démesurées. Et largement plus réussi que, mettons, le dernier Nothomb (Journal d'Hirondelle, mais je crains que cela soit valable encore l'année prochaine... A noter, à propos de Journal d'Hirondelle, que le lecteur n'est pas trompé sur la marchandise : la photo de couverture montre une Amélie à la mine effarée qui semble se demander comment elle a pu écrire un truc ectoplasmique aussi vide, et comment il se fait que personne ne le lui dise. Amélie, s'il te plaît : bosse plus sur tes textes, ce n'est pas parce que tu vends beaucoup que ce que tu écris est bon !! Maintenant que tu es à l'abri financièrement parlant, aies un peu d'ambition !).

Wataya a du talent, mais saura-t-elle trouver des sujets plus adultes par la suite ? Ou bien réécrira-t-elle encore et encore le même livre, un peu comme Yoshimoto Banana ? Suivra-t-elle une pente déclinante comme Amélie N. ? Que de suspens et d'émotion...

 

trembler te va si bien
Couverture : Izutsu Hiroyuki (d'autres illustrations de Izutsu sur : http://japanesedesign.pl/en/2013/hiroyuki-izutsu/ ).

Trembler te va si bien (Katteni furuetero, 勝手にふるえてろ; 2010). Traduit en 2013 par Patrick Honnoré. 144 pages. Editions Picquier.

On est dans la lignée des oeuvres précédentes de l'auteur, mais le temps a passé.
La narratrice, Etô Yoshika, a 26 ans (l'âge de l'auteur, nous précise le rabat de la quatrième de couverture), et elle travaille.
Néanmoins, dans sa tête, l'école n'est pas si loin...
"Moi qui suis du genre à ne jamais pouvoir choisir un vêtement quand j’entre dans une boutique, tant et si bien que l’article à la mode que tout le monde s’arrache est finalement épuisé le temps que je me décide, je suis tombée amoureuse d’Ichi au premier coup d’œil. C’était en deuxième année de collège [Correspond à la quatrième dans le système scolaire français] et tous les élèves de la classe étaient présents. L’achat coup de cœur, dans ma tête du moins. Un vêtement, tu dois réfléchir s’il te va, si c’est dans tes moyens, à quelle occasion tu comptes le mettre, mais pour tomber amoureuse, on est totalement libre, pas question de budget, d’essayage ou de livraison à attendre. Du moins, tant qu’on n’espère pas un regard en retour." (page 13).

Des années plus tard, elle est toujours amoureuse de ce Ichi. Elle travaille dans une société, au service compta. Comme elle fait partie des dernières embauchées, elle se tape - avec une certaine Kurumi - les tâches ingrates ("acheter les bricoles à grignoter pour tout le service, aller chercher le courrier, servir le thé, distribuer la gazette interne de la boîte, nettoyer la machine à café, aller chercher les nouveaux chargeurs d'encre pour le fax au guichet des consommables chaque fois que l'un d'eux est vide", page 112).

"- Les filles de la compta, elles sont sérieuses, elles font de bonnes épouses qui tiennent les comptes domestiques à jour, je crois... avait articulé Ni après s’être présenté à la soirée d’amitié compta-commerciaux cet été, faisant apparaître un sourire plutôt frisquet sur nos lèvres à nous, les filles de la compta.
Sérieuses, peut-être au boulot, mais d’où sort-il que de nos jours, dans un couple, ce sont les filles qui tiennent les comptes ? Il faut vraiment être à la ramasse pour croire ça.
Ni, c’est l’ex-sportif affublé d’un petit début de bidon propre au buveur de bière, le type qui fixe sa vieille coupe ras du crâne quelque peu défraîchie au gel extrafort, grand nez, grands yeux, le type qui dégage une aura chaude et humide comme l’épaisseur d’un bentô tout frais.
" (page 23).

D'un côté, Yoshika traîne dans sa tête un amour de jeunesse plus ou moins fantasmé et auquel elle a à peine parlé... Le reverra-t-elle ?
De l'autre, il y a ce Ni (un nom qui ne facilite pas toujours la lecture des phrases en français), qui va se déclarer.
Il ne lui plaît pas vraiment. Mais il ne lui déplaît pas non plus. Enfin, un peu quand même, parfois.

Un des dadas d'Etô, ce sont les espèces éteintes, qu'elle consulte sur Wikipedia.
"De nombreux animaux, pour éviter la disparition de l'espèce, évoluent en s'adaptant à leur environnement. Mais il en existe aussi dont l'évolution leur a fait acquérir des caractères destinés à remporter la compétition sexuelle tellement particuliers qu'échapper à leurs prédateurs en devient plus difficile et que cela leur fait courir un risque accru de disparition. Le cerf megaloceros s'est éteint à cause de ses bois surdimensionnés qui lui donnaient plus de succès auprès de l'autre sexe. [..] L'être humain, enfin, je veux dire moi, semble bien parti pour connaître le même sort. A trop insister pour ne s'unir qu'avec un partenaire dont il sera amoureux, le spécimen avance en âge et laisse passer sa chance de se reproduire. L'amour, supposé favoriser la reproduction, est au contraire un moyen de limiter les naissances. Suis-je une espèce vouée à l'extinction comme le dodo ? Ni serait-il mon attaché d'observation pour me sauver de la disparition ?" (page 109).

Etô est finalement une gentille fille qui passe assez inaperçue.
"Au collège et au lycée, j'avais peur des filles à forte personnalité. Elles repéraient tout de suite cette fille que rien ne distinguait et qui poussait en secret dans un coin de la classe. Si j'essayais de montrer les dents, d'instinct elles voyaient que c'était de la frime, et pour me dominer encore plus, elles me traitaient comme une fille trop drôle." (page 114).

Etô va devoir laisser ses rêveries et grandir, accepter de se confronter avec le monde réel, qui n'est pas aussi bien qu'on l'aurait souhaité.
"Même si tu es dans la vie active, tu restes encore un peu enfant", lui dit sa mère au téléphone.

Un livre qui parle des rapports entre élèves à l'école (c'est habituel pour l'auteur, mais cette fois elle le fait avec le recul des années), ainsi que des rapports au travail et en société, avec de l'humour (qui n'empêche pas la tristesse) et de la fraîcheur. Du problème de trouver sa place dans la société, un but dans la vie. Aller au travail par habitude, est-ce si terrible ?...

Wataya Risa n'est pas restée à l'école, et c'est une bonne chose : ses thèmes évoluent, elle a donc de bonne chances de survivre à la dure loi de la sélection littéraire.

Un bon texte, court, vivant.

On attend la suite de son oeuvre, d'autant que son livre suivant (かわいそうだね?), publié la même année, a remporté le prix Kenzaburo Oé.
On a donc de bonnes chances de pouvoir le lire d'ici quelque temps.

Une quarantaine de pages de Trembler te va si bien sont disponibles sur le site de Picquier : http://www.editions-picquier.fr/catalogue/fiche.donut?id=887&cid=


Petites précisions utiles, grâce à des explications de Patrick Honnoré :

Lorsqu'on lit, page 9 : "le numéro Un, Ichi, était mon grand amour, [...] quant au numéro Deux, Ni, je n'en étais absolument pas amoureuse et pourtant c'est probablement lui que je vais épouser [...]", il faut comprendre que Ichi signifie "un" en Japonais, et que Ni signifie "deux" (il faudrait que je potasse mon japonais en commençant par le début, cela peut être utile...).
La narratrice peut ainsi appeler, à l'école, son grand amour "Numéro 1" sans que personne ne comprenne que c'est dans ce sens qu'elle l'entend, et que ce n'est pas, pour elle, simplement le diminutif "Ichi" (d'où les majuscules dans le texte français, qui indiquaient qu'il s'agissait de la traduction du mot japonais... il fallait faire attention).

Par opposition, la narratrice appelle - pour elle-même, dans sa tête, mais jamais tout haut - , l'autre homme Ni, donc "deuxième". Ni n'est ainsi pas un prénom bizarre (chinois ?), ni un diminutif.

Attention ! Ce qui suit parle de la toute fin du roman.

On n'apprend qu'à la dernière page que le vrai nom de Ni est Kirishima (littéralement "L'île des brouillards").
Or, Kirishima est le nom d'un lutteur de sumo (Kirishima Kazuhiro) qui arrivait toujours deuxième, le grand champion Mitsugu Chiyonofuji étant en activité à ce moment-là (en fait, Kirishima l'a battu une fois sur douze, d'après Wikipedia). Il était un peu le Poulidor du Sumo, semble-t-il (la comparaison est de moi, et je n'y connais pas grand chose au Sumo).

Le surnom donné par la narratrice est donc très drôle pour les Japonais, et rétrospectivement on comprend encore mieux le caractère de numéro deux de Ni. Mais ce n'est pas que de l'humour. Il y a quelque chose de "signifiant" là-dedans. La narratrice vit dans son monde à elle, elle se parle beaucoup, mais beaucoup moins aux autres. En vrai, elle est effacée, quasiment terne, puisque ses anciens condisciples ne se souvenaient même pas de son prénom...
On peut donc penser que le fait que elle non plus n'appelle jamais numéro "Deux" par son vrai nom (et qu'elle ne l'appelle jamais - avant la fin - ni par son vrai nom, ni par son surnom) n'est pas juste destiné à aboutir à un jeu de mots. C'est plus que cela : il y a une acceptation finale, peut-être celle de la réalité de la vie. Appeler quelque chose, le désigner, c'est en quelque sorte lui accepter une réalité, une existence. Et toute existence réelle s'accompagne de défauts. Dans sa tête, par contre, elle peut bien être amoureuse d'un être parfait.
La fin du roman, à condition qu'on réalise bien que le prénom du Numéro Deux ne nous avait jusqu'ici pas été donné, et peut-être également à la condition qu'on sache l'histoire de Kirishima, amène à revoir l'histoire d'un autre oeil, et à considérer le livre comme plus profond qu'il ne semblait l'être...

Kirishima Kazuhiro a publié ses mémoires : Mémoires d'un lutteur de Sumô (traduction de Liliane Fujimori, chez Picquier).
kirishima

pauvre chose

Pauvre chose (Kawaisou da ne ?, かわいそうだね?, 2011). Traduit en 2015 par Patrick Honnoré. 142 pages. Editions Picquier.

Ce roman, qui a reçu le prix Kenzaburo Oé en 2012, commence par un tremblement de terre. Un vacillement qui est aussi symbolique, sans doute. Notre héroïne-narratrice a la hantise des tremblements de terre, et se fait des films dans sa tête :
"Le grand tremblement de terre survient alors que je me trouve dans le métro à attendre un train, sur le chemin de retour du grand magasin où je travaille. Grondements telluriques, hurlements des gens autour de moi, impossible de rester debout, je me retrouve les fesses par terre sur le quai. Pour commencer, je perds mes chaussures à talons hauts. Porter des chaussures auss instables, dangereuses, inconscientes, c'est évidemment se destiner à être la première victime de la sélection naturelle. [...]
Même la tête en sang, je me fais la promesse de survivre, grâce à la lumière de mon téléphone portable, ma mini-bouteille d'eau minérale, et mon bonbon au citron.
" (page 8-9).

La narratrice a de l'humour. "De mon côté, plongée dans le désespoir en plein territoire inconnu mais animée de la Weltanschauung de Ken le Survivant, j'arpenterai la ville transformée en champ de ruines dans tous les sens jusqu'à trouver le centre de secours." (page 11).
Elle se prénomme Julie... un prénom pas très japonais.
"Mes parents, ces vicieux. Eux, c'est Kiyoshi et Yoshie, ils n'iraient jamais regarder un film étranger sous-titré, il leur faut du doublé en japonais, mais pour le prénom de leurs enfants il a fallu qu'ils jouent les originaux, ce qui me vaut de rougir dès que j'entends mon nom. Ma soeur aînée, c'est Meari, et encore on peut dire qu'elle a de la chance." (page 49).
On connaît des Français qui, de façon similaire, donnent un prénom japonais à leur enfant. Ça n'est pas terrible non plus.
Le copain de Julie s'appelle Ryûdai.
"Ryûdai, pour une raison liée au métier de son père, était parti aux Etats-Unis dans sa petite enfance et avait habité à San Francisco jusqu'à la fin de l'université." (page 24). Après quelques années dans une compagnie d'assurance-vie, il est rentré au Japon avec Akiyo, sa copine qui travaillait au self-service de la fac. Au bout de quelque temps, ils se sont séparés. Et voilà que maintenant Akiyo, qui a coupé les ponts avec sa famille, n'a presque plus d'argent et cherche du travail.

Julie et Ryudai ne vivent pas ensemble. Et voilà que Ryudai se met à héberger Akiyo ! Faut-il que Julie le tolère sous prétexte que cela se fait aux Etats-Unis ?
C'est l'occasion de s'interroger sur ce qui se fait ou pas, sur les comportements jugés normaux dans une société et anormaux dans une autre (porter les mêmes vêtements chez soi et à l'extérieur...), sur le fondement de la politesse et de l'harmonie (le wa) chez les Japonais (page 92).

Ryudai, en bon américain ou assimilé, a un physique imposant : il est large d'épaules et musclé. Mais il a un visage naïf et inexpressif et n'exprime que rarement une volonté personnelle de façon catégorique (page 45).
"C'était la première fois que je découvrais que Ryûdai avait une opinion sur quelque chose. [...] Mais en y réfléchissant mieux, effectivement, pour Akiyo aussi il avait pris sa décision sans me demander conseil ; en définitive, par certains côtés, peut-être était-il plutôt buté." (page 46). Ryûdai n'aime pas le parler d'Ôsaka qui "est dur et donne une impression de violence" (page 131).
Il est costaud mais faible. Cette faiblesse est celle de beaucoup d'hommes à notre époque, s'il faut en croire Robert Bly dans son essai L'Homme Sauvage et l'Enfant (Iron John, 1990).

Il y a de très bonnes scènes, par exemple celle très amusante où Julie tente de discuter avec un prof de langue.

On voit aussi les conditions de travail dans le grand magasin. Après avoir mangé à la cantine, voici Julie accompagnée d'une collègue, qui reviennent travailler.
"A la frontière entre le couloir réservé aux employées et l'espace de vente, une salutation et nous sommes entrées dans l'espace de vente. Acuun client ne nous regardait, mais c'est le règlement. Pas seulement par respect de l'étiquette, c'est aussi pour donner un tour de vis à notre mental, pour que nous rentrions dans notre rôle, chaque fois que nous passons des coulisses à la scène. D'autre part, tout employé qui se déplace doit transporter son porte-monnaie et son téléphone portable visibles dans un sac en plastique transparent, ce qui est sans doute une façon pour l'employeur de montrer avec ostentation qu'il contrôle d'une façon ou d'une autre la multitude des employés de l'énorme organisation qu'est le grand magasin." (page 26).
En cas d'erreur sur le prix, les employés, accompagnés de leur chef, vont chez le client pour s'excuser.

Outre la faiblesse du sexe masculin, le livre parle des problèmes de compréhension : problèmes liés aux habitudes propres à un pays, mais aussi problèmes liés à la langue, ou encore à la différence homme/femme.
Le respect des règles permet à des gens qui ne se comprennent pas de vivre ensemble en jouant un rôle. Il faut respecter les règles, le texte, sinon tout vole en éclat. Est-ce mieux de ne pas se comprendre totalement, de ne pas s'expliquer franchement ? Faut-il faire le constat d'un problème, revendiquer clairement ce que l'on veut, quitte à aller au clash ?

Ce point de vue étranger, Wataya Risa a pu le voir notamment à Hambourg, dans le cadre d'un voyage-lecture en Italie et en Allemagne (elle n'avait apparemment pas encore écrit Pauvre Chose, que l'on peut supposer influencé par ce voyage). La voici à Hambourg. Après la lecture, il y a un débat. Une Japonaise explique la mentalité des Japonais vivant à l'étranger. "Apprendre pourquoi ils veulent lire de la littérature japonaise m'a donné la motivation de travailler plus dur pour donner plus de bons textes aux gens de par le monde." (voir : http://www.wochikochi.jp/english/foreign/2011/11/risawataya.php )

Pauvre chose est un bon roman au style vif, très agréable à lire.

Il est intéressant de constater que les héroïnes de Wataya Risa prennent de l'âge en même temps que l'écrivain : leurs problèmes évoluent de livre en livre.

 

Film d'après son oeuvre :
- Insutôru (2004), réalisé par Kataoka Kei.


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