Nosaka Akiyuki est orphelin de mère quasiment dès sa naissance. Son père le confie alors à une famille d'adoption, ce que Nosaka Akiyuki ne découvrira qu'après la mort (sous les bombardements américains) de ses parents adoptifs en été 1945. A 14 ans, toutes ses certitudes effondrées, il doit survivre dans les décombres du Japon ; puis sa petite soeur meurt de malnutrition. Il fait du marché noir, vole..
C'est la maison de correction, et le miracle, car comme dans une mauvaise histoire son père biologique refait son apparition, dans le rôle d'un vice-gouverneur de province !
Il peut dès lors faire des études, vivre une vie que l'on pourrait qualifier de "normale" par rapport à nos standards. Mais il abandonne rapidement ses études pour exercer toutes sortes de petits métiers (laveur de chiens...), allant même jusqu'à vendre son sang. Il finit par devenir parolier, scénariste, journaliste, romancier, novelliste, essayiste, mannequin de mode, manager d'un club de rugby... et même sénateur pour quelques mois avant de démissionner.
La célébrité est venue en 1963, avec la parution des Pornographes, qualifié par Mishima de "roman scélérat, enjoué comme un ciel de midi au-dessus d'un dépotoir".
Grotesque, tragique, comique, burlesque, mélancolie, horreur, mort, sexe, désespoir, excès, fantasmes : on trouve tout cela dans son oeuvre, volontiers provocatrice.
Patrick De Voos, traducteur de la Tombe des Lucioles, écrit dans son introduction : "un style inimitable - le traducteur a presque envie de dire intraduisible - que l'on reconnaît d'abord à son brassage de toutes sortes de voix, de langues, la plus vulgaire comme la plus classique, où se déverse par coulées enchaînées les unes aux autres le flot ininterrompu des images". Ses histoires ne sont pas linéaires, elles avancent par à-coups, reviennent brusquement en arrière, obliquent sans prévenir, brouillant la structure narrative.
La Tombe des lucioles (140 pages, Picquier poche, deux récits traduits par Patrick De Vos - pour La Tombe - et Anne Gossot - Pour Les Algues d'Amérique). Prix Naoki 1968. La Tombe des lucioles (Hotaru no haka) est un récit en grande partie autobiographique.
Deux gosses (un grand frère et sa petite soeur) tentent de survivre pendant la Seconde Guerre Mondiale, dans les bombardements américains, sans leur mère décédée. L'auteur se garde bien de donner un quelconque espoir au lecteur : le texte commence par la mort du grand frère, une sorte de double de l'auteur (mort expiatrice ? la question "pourquoi elle et pas moi ?"). "...Mais déjà la faim n'était plus, la soif n'était plus, la tête pendait lourdement sur la poitrine, "Pouah, c'est dégueulasse", "Pt'êt ben qu'il est mort", "Quelle honte, laisser traîner ça dans la gare alors que les Américains peuvent arriver d'une minute à l'autre", ses oreilles qui seules tenaient encore à la vie pouvaient distinguer toute une variété de bruits, la nuit, quand tout retournait subitement au silence [...]" (pages 24-25). Quelques passages - mais peu - poétiques, et des pages très dures, notamment celles qui décrivent comment la soeur se transforme en squelette vivant. Le Tombeau des Lucioles, l'excellent animé de Takahata Isao (1988) est plus poétique ; il est très triste mais nettement moins dur que le récit.
Dans Les Algues d'Amérique (Amerika hijiki), récit ancré dans son époque, Toshio, le narrateur (si l'on peut dire, car le texte oscille entre la première et la troisième personne), dirige une entreprise de production de films publicitaires télévisés. Au cours de vacances à Hawaï, sa femme a fait la connaissance d'un couple d'Américains, qui s'invitent chez eux... Alors que, préparant leur arrivée, la femme sombre dans une américanophilie exacerbée, Toshio revit par flash-back ses souvenirs de fin de guerre et d'occupation américaine, ce qui donne lieu à des anecdotes amusantes sur les spécificités américaines vues par les Japonais. Puis le couple d'Américains arrive, et cela ne se passe pas du tout comme prévu...
Très bonne nouvelle, sarcastique.
La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés (125 pages, Editions Philippe Picquier, deux récits traduits par Corinne Atlan). La Vigne (Honegami Toge Hotoke-Kazura, 1967) est une histoire incroyable, excessive, qui zigzague sans qu'on puisse deviner où elle va mener. L'histoire est un long flash-back qui commence sur la description d'une mine de charbon, des baraquements et de la faune qui y travaille.
Une vigne fascinante avec de jolies fleurs pousse sur les tombes...
Takao, la fille du propriétaire de la mine, est fascinée par ces fleurs, elle aimerait en avoir dans son jardin. Son frère, Setsuo, bravant pour elle l'interdit paternel, lui en apporte, mais la vigne dépérit. Pourquoi ?
"Setsuo inspecta soigneusement le cimetière, et quand il fut convaincu que la plante subsistait effectivement en dévorant le sang et la chair des morts, il se dit que s'il racontait cela à Takao, elle renoncerait enfin à son projet." (page 34).
Le lecteur, lui, n'en est pas certain.
"Il se réveilla au beau milieu de la nuit, s'aperçut qu'elle n'était pas dans son lit, et descendit dans le jardin, comme à l'appel d'un fantôme, en proie à un étrange pressentiment. A la lumière de la lune, qui éclairait le jardin comme en plein jour, le feuillage rouge des érables semblait une mare de sang. Poursuivi par le bourdonnement assourdissant des insectes d'automne, Setsuo s'avança d'un pas chancelant vers le buisson d'acanthes : Takao, accroupie, creusait un trou dans la terre d'une main mal assurée" (page 37). Suivent des scènes assez ahurissantes, qui elles-mêmes sont quasiment peu de choses en comparaison de la suite. L'auteur va assez loin dans certaines scènes, on peut dire...
Vraiment très bien, donc, pour peu qu'on ne se formalise pas de certaines scènes qui peuvent sembler dépasser la mesure !
Le récit suivant, La Petite Marchande d'Allumettes (Macchi-Uri no shojo, 1969) est de moindre envergure
C'est l'histoire d'une pauvre fille un peu simple qui est amenée à se prostituer, avec la bénédiction de sa mère, de préférence avec des hommes mûrs, car ils lui rappellent son père, qu'elle n'a pas connu. L'auteur n'y va pas de main morte dans le sordide, l'histoire est un petit peu démonstrative, mais néanmoins pas mal du tout.
Le Dessin au sable et l'apparition vengeresse qui mit fin au sortilège (Sunae shibari gonichi no kaidan, 107 pages, Editions Philippe Picquier, récit traduit par Jacques Lalloz).
Cette fois-ci, l'histoire se déroule à l'Epoque d'Edo. Le style est beaucoup plus sage. Une geisha part, avec sa fille, à la recherche du père de cette dernière. Le père était parti sans savoir qu'il allait avoir une fille. Mais comment le retrouver ?
C'est une histoire fantastique dont on a peine à deviner le cheminement, parfois on se demande vraiment comment l'auteur va faire pour continuer... mais il y parvient. La vengeance, néanmoins, est un peu facile, car il est très aisé pour un être surnaturel disposant de pouvoirs quasiment infinis d'exercer les représailles de son choix.
Quelques scènes étonnantes même pour lecteurs blasés (attention, certains passages sont assez "explicites", notamment lors de la mise en application d'une méthode destinée à rendre aux hommes leur virilité perdue...).
Le Moine-Cigale (Iro hôshi, extrait du recueil Anthologie de nouvelles japonaises, tome III ; traduction de Atsuko Ceugnier et Anne Gossot). Pendant le Seconde Guerre Mondiale, un nain se voit proposer de travailler dans un bordel. Il y a pénurie de bras masculins pour "lessiver les planchers, porter les futons, voire pour servir les repas, car même si par les temps qui couraient y avait pas grand-chose à mettre dans les plats, ça faisait minable que les servantes les apportent elles-mêmes, un homme ferait tout de même meilleure figure..." (page 158). Il pénètre donc dans un milieu féminin, les accompagne aux bains, observe, fait des croquis...
Un peu plus de vingt pages pour une nouvelle vraiment excellente.
Les Pornographes (Erogotoshitachi, 1963). Roman traduit par Jacques Lalloz. 267 pages. Philippe Picquier.
"« Voilà un roman qui épouvantera le monde. C'est un roman affreusement, impitoyablement insolent, qui plus est enjoué comme un ciel de midi au-dessus d'un dépotoir...» (Yukio Mishima)" nous dit la quatrième de couverture.
Le roman commence ainsi :
"Un de ces petits immeubles populaires bien d'aujourd'hui, un plancher grêlé de trous de noeuds qui grince à tout va avec une agitation inhabituelle, et en cadence les halètements profonds d'une femme à son affaire qui s'envolent en échos. Parfois s'y mêlent quelques paroles.
- Hé, qu'est-ce qu'elle peut bien dire, bon sang ? Y a pas moyen que ça s'arrange un peu ?
D'un mouvement impatienté, Subuyan plongea le buste contre le sol de tatamis et plaqua l'oreille au haut-parleur du magnétophone [...]" (page 5).
On fait tout de suite connaissance avec nos deux héros principaux, Subuya et Banteki.
Nous sommes au début des années 1960, chacun se débrouille comme il le peut pour gagner sa croûte, et nos deux compères ont leur créneau à eux : le porno. Au début du roman, ils enregistrent les moments intéressants que l'on peut entendre chez les voisins, dans cet immeuble mal isolé. Ils tâchent de placer les micros là où l'on entendra le mieux les couples à leur affaire quitte à se "choper une bonne crève, du coup, à passer la nuit à enregistrer" (page 9).
Ils
font des montages... Et vendent tout ça.
Mais il faut de la créativité, agrémenter la bande-son de dialogues "réalistes". Ce qu'il veut, le client, c'est du réalisme.
Alors, pour lui en donner, il faut se débrouiller : montages de bande-sons, mais aussi montage de photos. Le réalisme, comme les coiffures artistiquement décoiffées : c'est du boulot.
"Banteki devorait du regard des photos de magazines de sumo, comme en proie à une intense excitation. Ça alors ! Depuis quand était-il mordu de lutte ? Explication de l'intéressé : l'expression du champion à cet instant crucial collait au poil sur les mecs des photos pornos [...]" (page 32).
Il faut sans cesse être à l'affût de la nouveauté, précéder le désir du client :
"Maintenant que les clients sont de plus en plus connaisseurs, si ça continue à ce train-là, on va en arriver à ce qui arrive aux grandes compagnies de ciné, on va plonger. On a assez distribué de films pour les autres, et pas sans pet d'ailleurs, pourquoi pas continuer avec des films maison cette fois ?" (page 34).
Et en avant la musique !
Ah, les projections de films muets agrémentés de commentaires d'un benshi ! (voir la définition de wikipedia)
"Ce que je veux c'est frapper un grand coup, leur balancer en pleine poire un feu d'artifice, à nos affamés du calebar, qu'ils voient ce que c'est que l'érotisme bien compris !" (page 167).
La pornographie, c'est un truc à prendre au sérieux.
"Tu sais que dans les pharmacies, les trucs aux hormones et les fortifiants se vendent comme des petits pains, eh ben, mon boulot c'est pas autre chose. T'en as dont le truc est en berne, tout ratatiné, que moi, grâce à mes photos spéciales et mes bouquins, je les aide à redresser la tête encore une fois. Voilà, je rends service, par le fait. Je les compte plus, ceux qui sont venus me remercier jusqu'à maintenant, et ceux qui n'attendaient que ça, tiens, les larmes aux yeux, de se confier à moi. [...]
Initialement devenu pornographe pour se faire de l'argent, il en était arrivé ces derniers temps à considérer cette activité sous l'angle humanitaire." (pages 58-59).
"Bien sûr, on en tire du profit, bien sûr, ça ne vole pas toujours bien haut, mais n'importe, le but de tout ça, dis-toi bien que c'est le salut des hommes." (pages 156-157).
Le livre aborde aussi les limites du genre littéraire. Un de nos héros discute avec Lagratte, éminent auteur d'histoires porno :
"Un gus en train de marquer midi, avouez qu'on a pas tous les jours l'occasion de voir ça. Toi, Lagratte, quand t'en décris dans tes bouquins, de quoi tu parles, hein ? de "dard qui se dressa dans un jaillissement d'épaisses nervures noires", de "hampe fine au chef lourd qui, tirée au clair, se cambra dans une vigoureuse saillie", mais c'est ringard, ces expressions, si tu veux mon avis." (page 134).
Prospection de la clientèle, arnaques en tous genres, mise en place de grands projets... et l'intervention de la police plane toujours comme l'épée d'un Damoclès samouraï...
Il y a beaucoup de burlesque.
Donc, on rigole... mais plus ou moins : on rit parfois à défaut d'autre chose. Le début donne le ton, avec ses quelques descriptions de gens morts brûlés pendant les bombardements : un passage se finit par "[...] et aujourd'hui encore une chose qu'il ne pouvait supporter, c'était la vue d'un poulet rôti" (page 16).
C'est drôle, mais le fond est triste.
"enjoué comme un ciel de midi au-dessus d'un dépotoir", écrivait Mishima : c'est bien ça.
"la chair est triste, hélas" : c'est bien connu.
Le texte français de Jacques Lalloz est très bon, savoureux, si je puis dire.
Ce roman a été adapté par Imamura Shôhei en 1966.
Autres livres traduits en français :
- Les Embaumeurs
- Contes de Guerre
Films d'après son oeuvre :
- Les Pornographes (Erogotoshi-tachi yori: Jinruigaku nyûmon, 1966), réalisé par Imamura Shohei, le grand réalisateur de la Ballade de Narayama (d'après Fukazawa Shichirô), l'Anguille (d'après Yoshimura Akira)...
- Sukurappu shûdan (1968), réalisé par Tasaka Tomotaka
- Les Embaumeurs (Tomuraishitachi, 1968), réalisé par Misumi Kenji (connu surtout pour Zatôichi monogatari, 1962).
- Kigeki: maketeta maruka! (1970), réalisé par Tsuboshima Takashi).
- Kigeki kudabare! Otoko-dama (1970), réalisé par Ishida Katsumune.
- Asobi (1971), réalisé par Masumura Yasuzo, l'auteur de l'excellent Ange Rouge et de la très réussie Bête Aveugle, d'après Edogawa Ranpo.
- Le Tombeau des lucioles (Hotaru no haka, 1988), manga animé réalisé par Yakahata Isao. Très célèbre, et à juste titre.
- Hotaru no haka (2005). Mini-série de Satô Tôya. Il s'agit d'une nouvelle adaptation du Tombeau des Lucioles.
- Hotaru no haka (2008), film de Hyugaji Taro. Encore une adaptation du Tombeau des Lucioles !