Cinquième de dix enfants, Yoshimura Akira est né à Tôkyô le 1er mai 1927, il est l'auteur de plus de vingt romans, recueils de nouvelles et essais. Il a notamment reçu le prix Dazai en 1966.
Son oeuvre est diverse, ses livres pouvant se dérouler pendant la restauration Meiji ou la deuxième guerre mondiale, relever du roman (historique ou non), de l'essai... Ses personnages peuvent être des hommes de haut rang, aussi bien que de simples prisonniers ou des soldats.
Elle ne possède pas à première vue d'unité évidente comme celle de Ogawa Yoko, par exemple (mais c'est un reproche que certains ont fait à Stanley Kubrick, alors...).
On remarque néanmoins, à travers ce qui a été publié en français, des thèmes qui reviennent : la mort, la faim, la prison, la survie. On y trouve également un certain sens du destin, de l'inexorabilité, la question de savoir si lutter contre ce qui doit advenir a vraiment un sens.
Ou encore le thème de l'individu dans un environnement hostile, étranger : les éléments hostiles dans Naufrages, une société qui a tellement changé dans Liberté conditionnelle,
un effondrement des valeurs dans La Guerre des Jours lointains, un rejet dû à la profession Un Spécimen transparent et, plus largement encore, un rejet de la vie dans Voyage vers les Etoiles...
Ce n'est pas une oeuvre humoristique.
Sa femme est elle-même un écrivain considérable (paraît-il : si seulement elle était traduite en français !), Tsumura Setsuko. Elle reçoit le Prix Akutagawa en 1965 pour Gangu.
Yoshimura Akira ne l'a jamais obtenu.
Tsumura Setsuko dans le bureau de son mari.
Pour éviter toute rivalité, aucun des deux ne lisait les livres de l'autre.
Tsumura Setsuko a écrit un livre sur le combat quotidien de son mari contre le cancer du pancréas. "C'est la chose la plus difficile que j'aie jamais eue à écrire, du fait que j'ai dû revivre ces jours douloureux. J'ai failli abandonner un nombre incalculable de fois", dit-elle.
Yoshimura Akira a écrit Le Grand Tremblement de terre du Kanto (1973), qui n'est pas un roman, mais plutôt une sorte d'essai historique très documenté sur le tremblement de terre dévastateur de 1923 ; quelques années auparavant, en 1970, il a publié un livre historique sur un tsunami qui avait eu lieu dans la région du Tohoku. Depuis le 11 mars 2011, il s'en est vendu plus de 200 000 exemplaires.
"De son vivant, il se lamentait que les gens du coin construisaient les villes près des côtes à mesure que le souvenir des tsunami passés disparaissait", dit Tsumura Setsuko.
Le souvenir qu'il faut préserver des catastrophes passées, les gestes à faire pour éviter le pire, Yoshimura en parle aussi dans Le Grand Tremblement de terre du Kanto. Avec le temps, les gens imaginent que les précautions sont surestimées.
- Naufrages (破船, 1982 , 192 pages, Actes Sud, traduit par Rose-Marie Makino-Fayolle) est un roman intemporel situé dans un village de pêcheurs extrêmement pauvre isolé du monde par la mer et les montagnes.
Le livre est écrit du point de vue d'un garçon de neuf ans, Isaku qui, en l'absence de son père parti louer ses services pour plusieurs années dans un village lointain, doit faire vivre le reste de la famille.
On suit son apprentissage de la vie (son passage à l'état d'adulte), notamment tout ce qui touche aux cérémonies qui rythment la vie du village, décrites avec beaucoup de détails au début du livre puis, comme les saisons passent mais que les rites restent immuables, mentionnées avec moins de détails, le lecteur étant désormais familier avec elles. La survie du village dépend du naufrage occasionnel de bateaux chargés de marchandises, synonymes de richesses, qui surviennent parfois pendant la saison des tempêtes - d'autant plus que ces naufrages peuvent être un peu aidés.
Mais la punition peut également venir de la mer...
La première partie possède peut-être un intérêt plus ethnographique que proprement romanesque (dû aux très nombreuses descriptions des cérémonies, les méthodes de pêche, etc.), mais la deuxième partie est vraiment réussie, avec une montée de tension qui aboutit à une fin très forte.
On peut rapprocher ce livre de Narayama (de Fukazawa Shichirô) adapté au cinéma par Imamura Shohei (1982), ce qui est d'autant plus intéressant que ce même réalisateur a adapté un roman de Yoshimura Akira : Liberté conditionnelle (voir ci-dessous).
- Liberté conditionnelle (Kari-shakubo, 295 pages, Actes Sud, traduit par Rose-Marie Makino-Fayolle).
Un condamné à perpétuité sort de prison après quinze ans grâce à son comportement exemplaire.On découvre peu à peu ce qui l'a conduit à commettre un crime, en même temps que l'on suit ses difficultés d'adaptation. Car le Japon a beaucoup changé pendant sa détention : escalators, inflation, etc. De plus, il a été habitué à ce que l'on décide pour lui : il est tétanisé lorsqu'il doit prendre une décision, si minime soit-elle.
Pris en charge par un tuteur qui lui trouve un travail dans un élevage de poulets, il tente de se réinsérer tout en ayant peur que son passé soit connu de ses nouveaux collègues...
Pendant des années, il n'avait pensé qu'à une chose : sortir de prison, mais une fois dehors, il ne sait pas trop que faire de sa liberté et il donne l'impression de chercher à se recontruire une cellule à l'image de celle qu'il a habitée pendant si longtemps.
Très bon livre, adapté au cinéma par Imamura Shohei sous le titre L'Anguille (1997, Palme d'Or au Festival de Cannes).
Si l'on est intéressé par l'univers carcéral japonais, on pourra lire également La Lumière du Détroit, de Tsuji Hitonari.
Bande-annonce du film de Imamura Shohei, Unagi, 1997 :
- La Jeune Fille suppliciée sur une étagère (1959), suivi de Le Sourire des Pierres (1962) (Shojo kakei et shi no bisho, 142 pages, Actes Sud, traduit par Rose-Marie Makino-Fayolle).
Il s'agit de deux récits de tailles quasiment identiques mais d'intérêts différents.
Dans la première nouvelle, une jeune fille d'un milieu pauvre vient de mourir, et c'est elle qui raconte, à la première personne, ce qu'il advient de son corps. Elle perçoit ce qui se passe, de façon à la fois ultra-précise pour certaines sensations qui se trouvent exacerbées (vision, ouïe) et plus floue, en ce qui concerne par exemple le passage du temps. Elle se détache des choses, ne cherche pas vraiment à anticiper les événements, elle se remémore un peu le passé mais pas trop. Le tout écrit avec un style en apesanteur, très doux... Vraiment excellent.
Le récit suivant, Le Sourire des Pierres, paraît en comparaison tenir un peu du complément de programme, pas désagréable en soi mais inférieur à La Jeune Fille. Il est intéressant d'y trouver des échos thématiques avec le premier récit. Eichi, un jeune homme qui vit avec sa soeur, répudiée pour cause de stérilité, rencontre par hasard Sone, un camarade d'enfance. Ce dernier va s'incruster dans leur vie...
Sone est-il machiavélique ou bien ses actes sont-ils mal perçus ? Cimetières, pierres bouddhiques sont omniprésents dans l'histoire. Le lecteur verra venir la fin bien avant le pauvre Eichi, qui ne fait pas preuve d'une très grande perspicacité...
... et la version poche, très belle couverture :
- La Guerre des jours lointains (Toi hi no senso, 1978, traduit du Japonais en 2004 par Rose-Marie Makino-Fayolle, Actes Sud, 286 pages).
Ce roman commence juste après la défaite japonaise de 1945. Pour une fois, il nous est donné de suivre le point de vue japonais.
Les Américains ont gagné, ils arrivent au Japon. Cela donne, au cours du livre, quelques réflexions amusantes par leur décalage avec notre perception d'occidental. Pour ne citer qu'un exemple, les camions des Américains ont leurs phares allumés, même en plein jour. Qu'y voit l'officier Takuya Kiyohara, fraîchement démobilisé ? "On disait que s'ils roulaient dans la journée les phares allumés, c'était pour faire étalage de la richesse de leurs ressources […]" (page 15). On a déjà lu chez Amélie Nothomb (Stupeurs et Tremblements) le décalage qui pouvait exister entre Occidentaux et Japonais, mais on est ici dans un cadre autrement plus sérieux.
Par flash-backs - et avec un sentiment de fatalité dû à notre connaissance de l'Histoire - le lecteur est amené à suivre avec Takuya, qui travaille à la coordination des informations liées à la surveillance aérienne, les petits points sur les écrans radars que sont les B29 lorsqu'ils largueront la Bombe sur Hiroshima à 2000 kilomètres de là : "il venait d'entendre un curieux bruit, comme si l'on déchirait du papier, aussitôt suivi d'un choc étrange qui fit vibrer l'air autour de lui" (page 81) ; il sortira de son bunker pour découvrir la région de Fukuoka ravagée par des bombes incendiaires. La colère monte : "le spectacle horrible auquel il était confronté dépassait de loin tout ce qu'il aurait pu imaginer" (page 73).
Des avions américains sont abattus, des Américains faits prisonniers. Ainsi, pour la première fois, Takuya se trouve en présence de ces ennemis et là, surprise : "Il ne s'attendait pas à ce que la plupart d'entre eux fussent des jeunes gens de vingt ans, auxquels se mêlaient des garçons âgés de tout au plus de dix-sept ou dix-huit ans" (page 54). A peine l'Empereur Hiro-Hito annonce-t-il l'abdication du Japon qu'une décision est prise : la décapitation des prisonniers. Takuya a la "haine" comme on dirait aujourd'hui, d'autant qu'il a appris de la bouche des prisonniers que sur le chemin du retour après leurs missions de bombardements, ils avaient l'habitude d'écouter de la musique de jazz en regardant des photos de femmes dénudées. Takuya se porte volontaire. Mais c'est un crime de guerre qu'il commet ; il va être pourchassé par les forces américaines. Sera-t-il rattrapé, jugé, condamné ?
Le roman aborde l'extrême pauvreté du Japon de l'immédiate après-guerre, la famine qui fait des ravages, et l'humiliation face à l'occupant Américain. Il pose également des questions délicates sur la justice : exécuter des prisonniers est un crime de guerre, mais bombarder aveuglément des dizaines de milliers de civils n'en est-il pas un, si l'on se base sur les lois internationales ? Mais les lois, évidemment, sont appliquées par les vainqueurs, pas par les vaincus (c'est un peu ce que dit, toutes proportions gardées, le narrateur de Braveheart, le film de Mel Gibson : "Historians from England will say I am a liar, but history is written by those who have hanged heroes" - Les historiens d'Angleterre vous diront que je suis un menteur, mais l'Histoire est écrite par ceux qui ont pendu les héros).
On suit également très bien les retournements successifs de l'opinion japonaise quant à ces criminels de guerre, opinion modelée par les journaux au gré des intérêts américains par rapport à la situation géopolitique de la région. De là à souligner toute l'actualité de ce livre, il n'y a qu'un pas.
Sur les bombardements incendiaires américains au Japon, on pourra également lire L'Idiote, de Sakaguchi Ango.
- Voyage vers les étoiles, précédé de Un Spécimen transparent (Hoshi e no tabi, et Tomei Hyohon, récits traduits en 2006 par Rose-Marie Makino-Fayolle, Actes Sud, 151 pages).
Ces deux récits, marqués par la mort, sont dans la droite lignée de La Jeune Fille suppliciée sur une étagère.
Dans le premier récit, Un Spécimen transparent, Kenshiro - un homme de plus de soixante ans - travaille dans un hôpital universitaire. "Sa profession était méprisée et détestée par les gens. Il aimait se retrouver seul pour cette tâche ignoble, et éprouvait même une certaine assurance à se vautrer dans le mépris des autres qu'il ressentait." (page 16). Kenshiro s'occupe d'effectuer des prélèvements osseux sur des cadavres, pour aboutir à la fabrication de squelettes d'étude.
"Lorsque les os désarticulés étaient sortis des jarres après leur séjour d'un an dans l'eau, il fallait enlever à la brosse ou à la pince les chairs décomposées qui y adhéraient encore. Puis les plonger dans de la soude caustique, et après les y avoir fait mijoter de longues heures à feu doux, les rincer soigneusement plusieurs fois à l'eau claire. Ensuite on les blanchissait en les trempant dans de l'eau oxygénée, et après un long polissage à la brosse, on les reliait entre eux avec un fil de cuivre pour reconstituer le squelette. C'était un travail long et minutieux, qui usait les nerfs." (page 41). Mais auparavant, il y a une étape encore moins ragoûtante, qui permet à Kenshiro de tester Kamo, un jeune homme qui veut être son assistant :
"Le lendemain, par un heureux hasard, il y avait eu une désarticulation.
Demandant à Kamo de se tenir près de lui, il avait brandi un scalpel pour ouvrir en grand le ventre d'un cadavre bien avancé. Puis il avait empoigné les viscères pourrissant pour les sortir et les lâcher dans une odeur infecte au-dessus d'un baquet posé à ses pieds." (page 15).
Kamo ne bronche pas. Partage-t-il avec Kenshiro la même fascination
pour les os ?
Par la suite, le lecteur apprendra notamment d'où vient cette fascination de Kenshiro, la vie difficile qu'il mène (l'odeur de cadavres dont il a du mal à se débarrasser ne facilite pas les relations humaines), et ce qu'il prépare minutieusement chez lui, dans une petite pièce (travail solitaire qui n'est pas sans faire penser au roman Les Pierres, de Okuizumi Hikaru).
Un très bon récit.
Le deuxième récit, Voyage vers les étoiles (Prix Dazai 1966) est une histoire somme toute plus banale, mais vraiment très bien écrite.
Keichi est un étudiant. "A cette époque, même s'il partait de chez lui le matin pour aller à la gare, la vue des trains bondés lui enlevant tout désir d'y monter, il avait perdu l'habitude de fréquenter son école préparatoire. Sans but, il prenait le train ou l'autobus, errait dans des quartiers inconnus, se laissait aller au sommeil sur les bancs des jardins publics." (page 102) (on notera que la révolte de l'héroïne de Install, le court roman de Wataya Risa, consistait à mettre à la poubelle le contenu de sa chambre et à se défouler sur internet...). Il fait la connaissance d'un jeune homme, Miyake, et par son intermédiaire d'un groupe de jeunes gens un peu comme lui, qui viennent d'horizons divers.
"[Miyake] continua en expliquant que dès avant le commencement de la guerre sino-japonaise il existait des groupements religieux ayant le suicide comme finalité. Dans ces groupes où l'expression bouddhiste "offrir sa vie sans regret" était assimilée à la mort, les adeptes, vêtus de tuniques noires, se réunissaient dans des endroits peu fréquentés où ils s'exhortaient tous ensemble à mourir, et l'on racontait qu'effectivement beaucoup de jeunes gens y avaient perdu la vie. Bientôt, des arrestations avaient eu lieu et ces groupes avaient été démantelés sous prétexte qu'ils troublaient l'ordre public, mais on disait qu'au bout du compte ces organisations s'étaient ramifiées dans tout le pays.
Les autres l'avaient écouté en silence, et Keichi avait eu l'impression de comprendre vaguement la signification d'une telle mort, sans motif apparent." (page 113).
Se décideront-ils à passer à l'acte ? Iront-ils jusqu'au bout de leur chemin vers la mort volontaire, leur Voyage vers les étoiles ?
Très belle fin.
Un excellent livre.
Le Convoi de l'eau (mizu no soretsu, 1976). Paru en 2009. Traduction de Yutaka Makino. Actes Sud, 174 pages.
Plusieurs dizaines d'hommes marchent dans la forêt. Ils sont encordés.
"L'alignement des arbres s'interrompait sur un côté, et nous avons débouché dans les rayons lumineux. Nous étions arrivés à flanc de montagne et notre champ visuel s'ouvrait soudain." (page 6).
Après cinq jours de marche forcée, le groupe d'ouvriers et des ingénieurs parvient enfin en vue de la vallée.
"Au fond du ravin bordé par les versants dénudés de la montagne serpentait un torrent aux reflets métalliques. Et le long de cette eau resplendissante, nous apercevions tout en bas discrètement blotti, le groupe de maisons dont nous avions entendu parler. Le hameau existait bien et se trouvait réellement à nos pieds.
Des fumées de cigarettes commencèrent à s'élever tranquillement çà et là au-dessus de la file. Les ouvriers s'étaient réfugiés dans le silence comme pour vérifier par eux-mêmes que le paysage qui s'étendait sous leurs yeux n'était pas dû à une quelconque illusion." (pages 6-7)
C'est un hameau qui est resté isolé pendant très longtemps, peut-être plusieurs centaines d'années, et dont l'existence n'a été connue que parce qu'un avion s'était écrasé dans la montagne, tout près, pendant la Seconde Guerre Mondiale. Les habitants n'ont semble-t-il pas de contact avec la civilisation.
Les ouvriers et les ingénieurs sont là pour bâtir un barrage, qui va causer l'engloutissement de la vallée.
Il va falloir exproprier les habitants.
Comment les hommes seront-ils reçus ? Qui sont ces mystérieux habitants ?
"- Ecoutez-moi bien, fit la voix du chef d'équipe sous son casque, il paraît que vous voulez vous installer dans les maisons de ce hameau, mais ça ne peut pas se passer comme ça. On nous a donné un ordre écrit selon lequel nous ne pouvons pas pénétrer dans les maisons, ni dans le cimetière, ni sur les terres cultivées." (page 27).
Ils s'installent donc à l'écart et observent les habitants... et sont observés par eux.
Certaines particularités dans les moeurs des habitants vont créer des échos dans le passé du narrateur...
L'intérêt du récit, c'est son atmosphère, la montagne, le mystère du hameau, de ses habitants, de son immense cimetière. Un peu comme dans Naufrages, on entrevoit des rites séculaires.
Au lieu d'une quatrième de couverture qui parle un peu de la fin du récit (pourquoi ?), il aurait peut-être mieux valu dire si ce récit s'inspire d'un fait réel. Tout est-il inventé, ou bien y a-t-il une part de réel ?
Le Convoi de l'eau est un très bon récit. On y retrouve les thèmes de Yoshimura Akira : la confrontation avec une société différente, la survie, la mort, une fascination pour les os, les légendes...
Un été en vêtements de deuil (1958). Récit d'une quarantaine de pages (Traduit par Rose-Marie Makino Fayolle en 2008). Publié hors commerce par Actes Sud en 2010.
Kiyoshi vit avec sa grand-mère dans une grande maison. La grand-mère passe ses journées allongée. Elle se dit mourante… depuis des années.
Il y a une domestique, et puis aussi une femme de ménage qui vient régulièrement.
Dans une petite chambre de bonne, à l'écart, vit une femme - la nièce de la grand-mère - ainsi que son mari et sa fille, Tokiko.
Ils sont pauvres, mais doivent tout de même payer un loyer à la grand-mère. Ils n'attendent qu'une chose : la mort de la vieille.
Les parents de Kiyoshi sont tous deux décédés depuis plusieurs années.
Kiyoshi est un petit garçon très sympathique. Regardons-le s'intéresser aux poussins du poulailler:
"Le matin de ce jour-là, Kiyoshi avait découvert que ce poussin se débattait, écrasé par les robustes pattes de sa mère. A l’aide d’un bâton, il tira aussitôt le poussin sur le sable, mais les pattes du petit animal étaient déjà brisées à la racine, tandis qu’à travers le duvet jaune pointaient un peu d’os et de chair. […]
Kiyoshi fronçait ses sourcils peu pigmentés. La douleur du poussin qui s’infiltrait telle quelle dans son corps devenait lancinante à la naissance de ses cuisses. Le poussin, dépourvu de vitalité, continuerait à se tordre de douleur à cause de ses blessures, et bientôt, le lendemain matin, son corps serait certainement raidi. […]"
Brave garçon, se dit-on.
Avant de lire la suite :
"Manifestement rassuré de se retrouver sur sa paume, le poussin, les yeux mi-clos, continuait à piailler faiblement. Kiyoshi observa le petit corps un moment et bientôt, décidé, il prit la tête du poussin entre ses doigts et la tourna lentement. La tête fit un tour, revint sur le devant. Les petits yeux au contour bien dessiné se fermèrent lentement, par à-coups, tandis que l’extrémité un peu froide des griffes touchait en palpitant le poignet de Kiyoshi. Du bec entrouvert pointa tout droit une langue rugueuse et orange.
Kiyoshi mordit ses lèvres de ses petites dents.
Le corps du poussin était mollement allongé sur sa paume. Sa tiédeur qui se transmettait aux plumes n’en finissait pas de disparaître."
Kiyoshi aime bien discuter et jouer avec Tokiko, sa cousine :
"Kiyoshi et Tokiko, après avoir étendu la natte, jouaient souvent à la dînette sous l’arbre.
- Ta grand-mère, elle n’est toujours pas morte ?
Tokiko, quand elle voyait Kiyoshi, lui posait toujours la question sur le mode d’un léger salut, en guettant sa réaction.
- Pas encore, répondait invariablement Kiyoshi avec candeur.
- Mon garçon, il ne faut pas jouer avec elle, parce que c’est la fille d’un voleur, lui répétait la domestique en tordant les lèvres, un éclair de colère dans le regard."
L'histoire se poursuit. La famille de Tokiko attend toujours avec impatience la mort de la grand-mère.
Et l'on en apprend plus sur la mort de la mère de Kiyoshi, ainsi que sur son père…
Un excellent récit, cruel.
Le Grand tremblement de terre du Kantô (Kantô dai-sinshai, 1973). Traduit en 2010 par Sophie Refle. Actes Sud, 284 pages.
On passera sur la couverture, du grand n'importe quoi, avec la donzelle habillée on ne sait comment (une gothique ?). Il existe pourtant des oeuvres illustrant ce tremblement de terre, comme on peut le voir sur la couverture de Haut le Coeur, de Takami Jun.
Ce livre n'est pas un roman, c'est un "récit-document", dit la quatrième de couverture. Yoshimura a compilé de très nombreux récits des survivants et des personnes qui ont été impliquées dans la catastrophe du grand tremblement de terre (magnitude 7,9) du 1er septembre 1923, qui a fait quelque deux cent mille victimes, notamment à Tôkyô et Yokohama.
Grosso modo, le plan du livre est le suivant : le contexte (politique, météorologique, ...), le tremblement de terre lui-même, ses conséquences (incendies), les rumeurs, assassinats qui s'ensuivent, et la reconstruction (comment traiter tant de cadavres ?).
Le texte commence de manière classique, avec l'opposition du savant qui avait anticipé avant tout le monde ce qui allait arriver, contre un autre savant plus connu, qui dit qu'il ne faut pas exagérer le risque à court terme.
Néanmoins, ils sont tous les deux d'accord sur les précautions à prendre :
"Il avait recommandé à la ville de Tôkyô des méthodes pour prévenir le bris des canalisations d'eau, et ainsi la perte des moyens de lutter contre le feu. L'introduction de la civilisation occidentale avait supprimé l'usage des seaux et rendu le quotidien plus commode, mais il avait averti que, en cas de séisme, Tôkyô courait le risque de se transformer en océan de flammes. Sous son influence, la municipalité avait entrepris d'élaborer un plan pour améliorer la structure des canalisations." (page 24).
Yoshimura Akira rappelle le contexte politique international - et notamment l'annexion de la Corée, les problèmes là-bas et l'obligation pour nombre de Coréens de venir travailler au Japon - et le contexte interne, avec la montée de l'extrême-gauche.
Puis c'est le tremblement de terre.
"Un événement terrifiant se produisit alors à l'agence météorologique. Les aiguilles des sismographes qui avaient enregistré tous les tremblements de terre depuis 1876 jaillirent de leur boîtier, privant les appareils de toute utilité." (page 38)
On a alors une avalanche de faits, de détails... la liste complète des vingt-quatre trains touchés ou ensevelis, avec le type ("Marchandises" ou "Passagers"), leur numéro, et le lieu...
"Le wagons projetés en l'air retombèrent quarante mètres plus bas dans la mer." (page 49).
Le lecteur a encore droit à cinq pages complètes (sous forme de tableau) du nombre de bâtiments détruits ou partiellement détruits par arrondissement, localité/canton, dans la préfecture de Tôkyô.
C'est alors qu'arrive un des aspects les plus intéressants du livre : les témoignages des survivants des incendies qui se sont déclarés. En effet, le tremblement de terre a eu lieu à 11h58, alors que les gens préparaient à manger.
"L'été n'était pas encore fini, personne n'utilisait d'appareils de chauffage, mais le séisme se produisit juste avant midi, une heure où les fourneaux étaient allumés dans la plupart des habitations et des restaurants." (page 62) Rares sont ceux qui éteignent le feu : les gens fuient.
"Dans les restaurants de friture, l'huile s'enflamma en débordant des bacs." (page 62). Et le vent souffle...
Unpo Takashima : Le Grand Tremblement de terre du Kanto - dans les environs de Ueno (circa 1925)
Un chapitre est consacré au site du Hifukushô, où se rassemblèrent de nombreux survivants du tremblement de terre. Trente-huit mille personnes y mourront, cernées par les flammes. C'est le chapitre le plus proprement hallucinant du livre.
Bousculades, gens écrasés... "Bientôt des bourrasques de vent provoquèrent de véritables cyclones ardents dus au phénomène des tourbillons de feu. Ils soulevèrent de terre des plaques de tôle, des couvertures, des meubles et parfois des êtres humains et des chevaux.
Yamato Matsu, qui avait alors dix-huit ans, vit s'envoler un homme qui portait sa vieille mère sur son dos, et une carriole qui s'éleva en tournoyant dans les airs avec le cheval qui la tirait. [...] Pendant tout ce temps, les réfugiés continuaient à s'écrouler, asphyxiés par la fumée.
Tous ceux qui eurent la vie sauve furent emportés par ces tourbillons. Sakuma Minoru, âgé de neuf ans, échappa à la mort avec ses parents et sa soeur lorsqu'ils furent soulevés tous les quatre si haut qu'ils s'envolèrent au-dessus d'un mur de deux mètres de hauteur pour retomber dans l'étang du parc de la résidence Yasuda.
Des piles humaines se formaient aux endroits où les tourbillons relâchaient ceux qu'ils avaient saisis. Parfois le feu s'y propageait et carbonisait les corps.
[...] Les gens collaient le visage contre le sol et creusaient la terre de leurs ongles pour essayer de trouver de l'air." (page 69).
Un jeune garçon court "en compagnie de son ami qu'il tenait par la main. Ils couraient pour échapper aux flammes quand une tôle vola vers eux avec un sifflement terrifiant. Puis Masao entendit un bruit sec, comme un claquement, et son ami s'effondra.
C'est en essayant de le faire se relever qu'il réalisa que son ami n'avait plus de tête." (pages 69-70).
Les témoignages se succèdent. "Le vent est devenu encore plus fort, j'ai vu des gens devant moi se faire projeter contre la palissade de tôle rougie par le feu, les bras en croix, à l'image du Christ crucifié" (page 75).
Un autre chapitre est très impressionnant, "Le parc de Yoshiwara et la mort des prostituées."
"En chemin, le spectacle qu'il vit dans un atelier de teinture lui fit forte impression : une dizaine de cadavres y gisaient et d'autres corps, teints en bleu indigo, s'entassaient dans les grandes cuves enterrées dans le sol. Il ne restait rien du liquide dans lequel les malheureux avaient dû se jeter pour échapper à la chaleur infernale des flammes." (page 95).
Yoshimura Akira explique que le feu s'est propagé parce que les gens fuyaient avec leurs possessions, inflammables... ce qui avait été interdit en 1716, à la suite d'un autre grand incendie. Les leçons du passé avaient été oubliées, comme souvent...
Les gens deviennent un peu fous, les rumeurs vont plus vite que les vraies informations...
Les Coréens sont accusés de mettre le feu, de préparer un soulèvement, d'empoisonner les puits... On craint à tout moment une attaque de la part des Coréens.
Le lecteur qui a lu Tsubame, de Shimazaki Aki connaît cette partie de l'Histoire, les massacres de Coréens, la folie collective. Comment distinguer un Coréen d'un Japonais ? Toute personne qui a un accent un peu curieux devient suspect...
On voit comment le gouvernement ne sait pas trop ce qu'il doit croire (tant de rumeurs peuvent-elles être fausses ?), puis tente difficilement de calmer les esprits.
Certains en profitent pour se débarrasser des meneurs de mouvements gauchistes. Cette partie est la moins intéressante du livre, car elle est décrite très, très en détail (compte-rendu de procès...).
"Mes parents vécurent le grand tremblement de terre du Kantô à Tokyô et leurs récits ont accompagné mon enfance. La confusion des esprits décrite par mes parents m'horrifiait. La panique que ressent l'homme face à ses semblables lorsqu'il est confronté à une catastrophe est ce qui m'a poussé à écrire ce récit." écrit Yoshimura Akira dans sa post-face (page 281).
En conclusion, il y a vraiment des longueurs (tellement de précisions !) surtout dans la deuxième partie du livre, mais nombre de passages sont vraiment hallucinants, on les lit fasciné, comme on lit les récits des survivants d'Hiroshima (voir Hiroshima, fleurs d'été de Hara Tamiki), comme on regarde les images du 11 septembre, en sachant que ce n'est pas de la fiction, et ça fait une sacrée différence. De plus, d'un point de vue pratique, on apprend ce qu'il faut faire ou ne pas faire en cas d'incendie... mais serait-on vraiment capable de tout laisser derrière soi, de ne pas tenter de sauver ses possessions matérielles ?
L'Arc-en-ciel blanc. Quatre récits traduits en 2012 par Martin Vergne. Actes Sud, 182 pages.
1/ L'arc-en-ciel blanc (Shriroi Niji, 1953). 28 pages.
Ayako est mariée avec Toshisuke. Leur première nuit ensemble, après leur mariage, s'est mal passée. "Ce soir-là, à l'instant où son mari l'avait touchée, Ayako n'avait pas caché sa violente aversion. Comme pour le repousser elle s'était débattue bras en avant de toutes ses forces. Elle avait même crié.
Devant cette résistance inattendue pour une jeune mariée, Toshisuke avait été troublé et désorienté. Cette peur avait stimulé son désir. Ayako s'était retrouvée sans défense.
Lorsque bientôt Toshisuke avait lâché le corps d'Ayako, le visage de celle-ci était blême, ses yeux fendus, et son corps frissonnait comme si elle avait de la fièvre. D'entre ses dents fortement serrées sortait même de l'écume blanche. [...]
Son dos sous le kimono de nuit avait la fragilité d'une petite fille encore immature.
Toshisuke avait regretté. Il avait déploré son étourderie pour n'avoir pas pris en compte dans sa réflexion la jeunesse de sa femme." (pages 9-10).
On en apprendra plus sur Ayako, dont la santé semble chancelante.
Assez bonne nouvelle, elle donne son titre au recueil, mais ce n'est pas la meilleure de l'ensemble. Ce qui est finalement normal, l'auteur avait 26 ans à l'époque.
2/ Un été en vêtements de deuil (Fukumo no Natsu, 1958). 47 pages.
Ce récit avait déjà paru hors-commerce dans la traduction de Rose-Marie Makino-Fayolle. Le texte, ici, est très proche, tellement qu'on ne peut s'empêcher de penser que Martin Vergne s'est basé sur cette traduction, qu'il a toutefois modifiée ici ou là.
Je vais donc reprendre mon petit commentaire plus haut sur cette page et le modifier légèrement moi aussi.
Kiyoshi vit donc avec sa grand-mère dans une grande maison. La grand-mère passe ses journées allongée. Elle se dit mourante, depuis des années.
Il y a une domestique, et puis aussi une femme de ménage qui vient régulièrement.
Dans une ancienne chambre de bonne, à l'écart, vit une femme - la nièce de la grand-mère - ainsi que son mari et sa fille, Tokiko.
Ils sont pauvres, mais doivent tout de même payer un loyer à la grand-mère. Ils n'attendent qu'une chose : la mort de la vieille.
Les parents de Kiyoshi sont tous deux décédés depuis plusieurs années.
Kiyoshi est un petit garçon très sympathique. Regardons-le s'intéresser aux poussins du poulailler :
"Le matin de ce jour-là, Kiyoshi avait découvert que ce poussin se débattait, écrasé par les robustes pattes de sa mère. A l’aide d’un bâton, il tira aussitôt le poussin sur le sable, mais les pattes du petit animal étaient déjà brisées à la racine, tandis qu’à travers le duvet jaune pointaient un peu d’os et de chair. […]
Kiyoshi fronçait ses sourcils clairs. Il était sensible à la douleur du poussin qui devenait lancinante à hauteur de ses cuisses. Le petit animal affaibli continuerait à se tordre de douleur du fait de ses blessures, et le lendemain matin son corps serait certainement raidi. […]" (page 42)
Brave garçon, se dit-on.
Avant de lire la suite :
"Manifestement rassuré de se retrouver sur sa paume, le poussin les yeux mi-clos continuait à piailler faiblement. Kiyoshi observa le petit corps un moment et bientôt, décidé, il prit la tête du poussin entre ses doigts et la tourna lentement. La tête fit un tour complet et revint sur le devant. Les petits yeux au contour bien dessiné se fermèrent lentement, par à-coups, tandis que l’extrémité un peu froide des griffes touchait en palpitant le poignet de Kiyoshi. Du bec entrouvert pointa tout droit une langue rugueuse et orange.
Kiyoshi mordit ses lèvres de ses petites dents.
Le corps du poussin était mollement allongé sur sa paume. La tiédeur de ses plumes n’en finissait pas de disparaître." (page 43)
Kiyoshi aime bien discuter et jouer avec Tokiko, sa cousine :
"Kiyoshi et Tokiko, après avoir étendu la natte, jouaient souvent à la dînette sous le parasol chinois.
- Ta grand-mère, elle n’est toujours pas morte ?
Dès qu'elle voyait Kiyoshi, Tokiko lui posait question comme un salut, après quoi elle guettait sa réaction.
- Pas encore, répondait invariablement Kiyoshi avec candeur.
- Mon garçon, il ne faut pas jouer avec elle, parce que c’est la fille d’un voleur, lui répétait la domestique en tordant les lèvres, un éclair de colère dans le regard." (page 49).
L'histoire se poursuit. La famille de Tokiko attend toujours avec impatience la mort de la grand-mère.
Et l'on en apprend plus sur la mort de la mère de Kiyoshi, ainsi que sur son père…
Un excellent récit, cruel.
3/ Etoiles et funérailles (Hoshi no sôrei, 1960). 53 pages.
Jirô a seize ans. Il n'est pas tout à fait normal : à la suite d'un choc, son intellect semble avoir cessé de se développer. Il n'est pas idiot pour autant.
Jirô est fasciné par les étoiles et les funérailles (c'est le titre, et cela aurait été finalement un beau titre pour ce recueil, peut-être moins accrocheur).
"Jirô, au début, avait été grisé par l'odeur de naphtaline des tenues de deuil et les couleurs éclatantes des couronnes et les bouquets de fleurs, les lumières scintillantes et le tissu blanc tout neuf qui recouvrait le cercueil. Mais à force de voir des enterrements, il avait compris que ceux-ci suivaient un protocole déterminé, et bientôt son coeur avait été captivé par la précision inchangée de leur déroulement." (page 94)
On est dans le Japon de la pauvreté de l'après-guerre, de la faim.Tokiko, une jeune fille très maigre, porte sa petite soeur sur son dos. "Son corps était fin et maigre, chitineux comme celui d'un insecte." (page 128).
Cela fait un peu penser au Tombeau des Lucioles.
Un excellent récit, parfois beau, mais aussi douloureux. On retrouve la fascination de Yoshimura Akira pour les ossements, les crématoriums.
4/ Le Mur de briques (Rengabei, 1964). 37 pages.
Deux enfants, un garçon et sa petite soeur, veulent sauver un cheval, destiné à être tué (on saura dans quel but). Ils s'échappent avec le cheval, la nuit. "Avec son frère et le cheval, tous les trois, allaient-ils continuer à marcher vers un endroit éloigné, une lande inhabitée ? Là il y aurait des fleurs en abondance avec des pétales de toutes les couleurs, et l'on y entendrait des ruisseaux, on y verrait peut-être même se découper des lacs. Ou alors ce serait comme dans un livre d'images qu'elle avait vu, un endroit de forêt avec des écureuils bondissant et des petits oiseaux gazouillant aux plumes colorées ?" (page 149).
Bonne nouvelle (dont on voit la fin arriver), assez sombre. On y retrouve le thème de l'extrême pauvreté, de la faim.
Ce sont finalement des récits sur la cruauté, vue, ressentie ou pratiquée par les enfants. Cruauté (pour dire le moins) d'enfants qui ne comprennent pas bien ce qu'est la vie dans Un Eté en vêtements de deuil (à moins que, à époque sans pitié, les enfants soient également et logiquement sans pitié), cruauté des enfants entre eux dans Etoiles et funérailles, cruauté (apparente) des adultes vus par les enfants dans Le Mur de briques, qui ne comprennent pas bien leurs motivations. Ce sont aussi des récits sur l'immédiate après-guerre, qui parlent de la lutte pour sortir de la pauvreté et trouver de quoi manger à sa faim, la tentation du suicide, les parents avec leurs enfants, lorsque c'est la seule échappatoire à la misère.
Se détachent particulièrement, de cet excellent recueil très sombre, deux récits : Un été en vêtements de deuil et Etoiles et funérailles.
Couverture : Jeune Japonais pendant un entraînement militaire, lithographie de 1938. Collection privée.
- Mourir pour la patrie - Shinichi Higa, soldat de deuxième classe de l'armée impériale (Junkoku-Rikugun Nitôhei Higa Shin'ichi, 1967). Roman traduit du japonais par Sophie Refle. Actes Sud, 174 pages.
Nous sommes à Okinawa en mars 1945.
Cela paraît difficilement pensable, les Américains se rapprochent. Il faut les empêcher d'avancer plus et montrer au Japon tout entier de quoi les habitants d'Okinawa sont capables !
Le roman commence :
"Les élèves de première et de deuxième année pleuraient à chaudes larmes.
Ils restaient en rangs, avec une expression obstinée, inhabituelle sur leurs visages, sans écouter le professeur qui essayait de les raisonner et répétait qu'ils devaient rentrer chez eux parce qu'ils étaient trop jeunes." (page 5).
Les pauvres ne pourront pas aller combattre et mourir héroïquement pour leur Empereur...
Nous allons suivre un des garçons assez âgé pour se battre : Shinichi Higa. Il est petit pour son âge, plus petit que nombre d'élèves jugés trop jeunes, mais il pourra se battre ! "Être reconnu comme faisant partie des grands grâce au débarquement imminent de l'armée américaine lui procurait donc une fierté certaine." (pages 6-7).
Alors que le canon gronde et que les incendies flamboient dans le ciel nocturne, voici que les élèves sont exaltés :
"- Nous, les élèves de l'école secondaire numéro un, sommes prêts à mourir ! Chacun d'entre nous tuera dix ennemis ! Nous les éliminerons tous, jusqu'au dernier ! Nous ne leur donnerons pas notre sol et nous défendrons jusqu'à la mort le Japon pays des dieux ! criaient-ils, la voix tremblante d'émotion." (page 7).
On leur distribue des grenades : trois par personne.
"- Vous utiliserez les deux premières contre l'ennemi, et la dernière vous servira si par malheur vous êtes blessés et que vous ne pouvez plus vous battre. Un soldat de l'empereur choisit la mort. Vous m'avez compris ? lança l'officier.
Tous les élèves crièrent leur assentiment.
Au même instant, quelqu'un hurla "attaque aérienne !" et l'air s'emplit du sifflement des bombes et de détonations." (page 15).
Shinichi rêve d'un beau sacrifice. "Cette mort serait nécessairement héroïque, il la trouverait dans une action de choc, par exemple en attaquant l'ennemi, une mine dans son dos.
Mais la mort à laquelle son quotidien l'exposait en permanence n'avait rien d'héroïque. Il courait le risque d'être fauché par une balle ou un obus sitôt qu'il
quittait la tranchée-abri." (page 39)
Shinichi aide à transporter les blessés dans un hôpital enterré. La puanteur y est insupportable, l'aération insuffisante, les mèches des lampes à huile brûlent à peine. "Lorsqu'un médecin militaire lançait : "Ventilation !", les élèves féminines se levaient et brassaient l'air en agitant des serviettes." (page 33).
Quant aux blessures des soldats :
"Ceux qui avaient perdu bras et jambes et se tordaient sur leur couche, ceux qui réclamaient sans cesse de l'eau, brûlés au lance-flammes sur tout le corps et le visage, ceux qui produisaient à chaque inspiration le son d'un sifflet et s'étranglaient quand on les nourrissait à la paille parce qu'ils avaient été touchés à la gorge." (page 34).
Les conditions d'hygiène sont dramatiques.
"Il suffisait d'observer un sous-vêtement pour distinguer les oeufs transparents qui couvraient les coutures. Si on le retournait, on voyait grouiller des larves rose pâle, repues de sang, qui agitaient leurs pattes avec langueur." (page 44).
Mais la confiance règne encore, car il est impensable que le Japon perde.
"- En fait, les avions d'attaque spéciale qui vont arriver en masse de Kyūshū couleront tous les bateaux. Ça sera un spectacle formidable quand la mer se teintera du rouge de leur sang.
Cette perspective éveillait leur excitation." (page 22).
Bras et jambes arrachés, boyaux qui fichent le camp, suicides, corps en décomposition, asticots qui grouillent, soldats qui vont à la mort sans sourciller - du moins en apparence... Mais notre soldat de deuxième classe, fier d'appartenir à une unité Fer et Sang pour l'Empereur, aura-t-il une fin digne de ses aspirations patriotiques ?
Une horreur scotchante, apocalyptique, écrite sans pathos.
On voit ce qu'un bon bourrage de crâne peut amener les gens à faire.
Très impressionnant.
Dans la "vraie vie", Hirō Onoda (1922-2014), un soldat japonais isolé sur une île des Philippines, a continué le combat jusqu'en 1974, "pensant que la guerre n'était pas finie".
"Et, du fond de l’enfer vert, il a continué à se battre contre un ennemi qui avait disparu, probablement aussi contre les insectes et le paludisme, tout cela pour l’Empereur. [...]
On l’avait envoyé aux Philippines en 1944 avec un ordre formel : ne jamais se rendre et tenir jusqu’à l’arrivée de renforts. Avec trois autres soldats, il a obéi à cette instruction pendant des années après le conflit, ignorant que le combat était fini. Leur existence ne fut découverte qu’en 1950 lorsque l’un d’eux décida de sortir de la forêt et de rentrer au Japon. On eut beau alors larguer par avion des tracts annonçant à Onoda que la guerre était terminée depuis longtemps et que l’armée impériale avait été battue, le soldat n’y crut jamais et continua avec ses derniers acolytes à surveiller des installations militaires et même parfois à se battre contre des soldats philippins.
Pour lui, la guerre n’était pas terminée, l’Empire ne pouvant être vaincu. [...]
Mars 1974, Lubang, Philippines : Reddition et remise du sabre de Hirō Onoda.
Ce refus d'accepter la réalité (et cette volonté d'obéir aux ordres jusqu'au bout) est quelque chose de fascinant.
- Les Drapeaux de Portsmouth (ポーツマスの旗, 1979). Traduit du japonais par Minoru Fukuyama en 1990, en collaboration avec Véronique Meilland. 285 pages. Picquier.
Il s'agit a priori du premier livre de Yoshimira Akira traduit en français. Le choix est curieux, car comme on va le voir, il n'est vraiment pas son livre le plus "commercial".
Il relate par le détail dans quelles conditions ont eu lieu les négociations entre délégués russes et japonais pour mettre fin à la guerre russo-japonaise de 1904-1905.
"Sur le plan militaire, ce conflit préfigure les guerres du XXe siècle par sa durée (1 an et demi), par les forces engagées (sans doute plus de 2 millions d'hommes au total) et les pertes (156 000 morts, 280 000 blessés, 77 000 prisonniers) ainsi que par l'emploi des techniques les plus modernes de l'art de la guerre (logistique, lignes de communications et renseignements ; opérations combinées terrestres et maritimes ; durée de préparation des engagements)." (Wikipedia)
"On pourrait dire que ce livre, Les drapeaux de Portsmouth, écrit par Akira Yoshimura, est la biographie de Komura Jutaro, diplomate japonais qui joua un rôle essentiel dans la conclusion du « traité de paix de Portsmouth » entre la Russie et le Japon après la guerre russo-japonaise de 1904-1905, mais c’est aussi une œuvre documentaire sur la diplomatie japonaise de cette époque-là en même temps que le récit du drame mondial de la guerre russo-japonaise et du « traité de paix de Portsmouth » qui suivit." (commentaire de Minoru Fukuyama).
Du côté russe, le chef des négociateurs est Serge Witte (1843-1915).
A gauche : Komura Jutaro (1855-1911) ; au milieu Serge Witte en 1905, à droite son portrait par Repine.
"Le 30 juin, de bonne heure, les marchands de drapeaux se rendirent dans les stocks de jouets, concentrés principalement près de Nihonbashi. Là, ils achetèrent des drapeaux japonais et des hampes qu’ils chargèrent sur des pousse-pousse, et passèrent de nouvelles commandes importantes. De nombreux habitants du voisinage se procurèrent eux aussi un drapeau.
Un entrefilet dans le journal du matin était la cause de toute cette agitation ; la guerre russo-japonaise avait éclaté en février de l’année précédente (1904).
Dès l’ouverture des hostilités, l’armée japonaise ne cessa d’écraser l’armée russe. En janvier 1905, elle avait réussi, après de violents combats à occuper Port Arthur (Lieu-chouen) considéré comme une forteresse imprenable. Après les victoires de Liaoyang et Shaho, elle mit l’armée russe en déroute lors de la grande bataille de Moukden. Dans les journaux, des articles reprenant des informations venues d’Europe et des États-Unis parlaient d’un éventuel rétablissement de la paix entre les deux pays grâce à l’intermédiaire du président américain, Théodore Roosevelt. [...]
Le peuple japonais lut dans l’édition du matin, le 30 juin, la nouvelle suivante : Monsieur le baron Komura, ambassadeur plénipotentiaire du Japon et ministre des Affaires étrangères et sa suite, ont décidé de partir de Yokohama le 4 juillet par le bateau à voiles américain Cobtick. La succursale de la compagnie maritime américaine de Yokohama a préparé des cabines pour le groupe.
Les marchands, alertés par cet article commandèrent donc des drapeaux en grande quantité. On prévoyait que le drapeau national Hinomaru serait hissé à la porte de chaque maison le jour du départ de l’ambassadeur plénipotentiaire Komura Jutaro et qu’une foule viendrait se rassembler certainement drapeau en main, le long de la route empruntée par sa suite. Ainsi, pouvait-on imaginer qu’il fallait prévoir une grande quantité de drapeaux. "
Le livre explique avec beaucoup de détails qui est allié avec qui, quels sont les rapports de force entre l'Allemagne, la Russie, la France, les Etats-Unis, qui fait pression sur qui et pour quelles raisons.
Le Japon, au prix de très nombreux morts (85 000 morts contre 71 000 côté russe), a remporté d'importantes victoires sur la Russie ; le peuple japonais s'attend à ce que la Russie cède sur de nombreux points pendant les négociations : paiement d'une forte indemnité, perte de territoires, etc..
Mais ce que le peuple ne sait pas, et que le gouvernement japonais ne peut pas dire, c'est que le Japon est à bout de forces et d'argent : si la guerre dure encore, la Russie va renverser la vapeur et finir par battre le Japon. Mais, du côté russe, la guerre est impopulaire, le mécontentement gronde (cf la révolution russe de 1905, Potemkine). La Russie ne peut pas se permettre de poursuivre les hostilités, même si elle sent bien que la victoire serait au bout.
Les délégués japonais partent négocier dans la liesse générale, avec plein de petits drapeaux agités. C'est Komura Jutaro (1855-1911), un Japonais ayant étudié le droit à Harvard (comme Theodore Roosevelt, ce qui facilitera les échanges) qui mène les négociations côté japonais. Il est très petit, intelligent, honnête, travailleur, pauvre, et a bien conscience de la difficulté, voire de l'impossibilité de la tâche qui lui a été confiée. Il sait que, à son retour, il sera la proie de la vindicte populaire, le peuple ne pouvant pas comprendre que le Japon accepte de signer un accord de paix dans des conditions qui lui semblent si peu en accord avec les victoires éclatantes sur le terrain. Il sera forcément considéré comme un traitre.
On verra comment a abouti le Traité de Portsmouth depuis la détermination du lieu des négociations, les conditions dans lesquelles elles se dérouleront (on saura tout, les noms et grades de tout le monde, ainsi que toutes les péripéties, comme le problème de codage des communications avec le Japon), comment les uns et les autres essaieront de gagner les journalistes à leur cause (les Russes sont doués)...
Délégués russes et japonais réunis autour de la table des négociations ; à droite : le 14 août 1905.
On verra aussi quel rôle a joué Roosevelt ("Les négociations préliminaires débutèrent grâce à la médiation de Theodore Roosevelt, dont l'action lui valut le prix Nobel de la paix en 1906", dit Wikipedia), sa bienveillance vis-à-vis du Japon, mais aussi sa méfiance.
"L’Amérique et le Japon sont voisins. Ils se font face, même si le Pacifique, entre eux, est un vaste océan. Avant la Restauration Meiji, le Japon considérait les États-Unis comme un pays lointain et réciproquement. Mais avec le développement des bateaux à vapeur et les échanges entre les peuples, la distance entre ces deux pays fut considérablement réduite. Lorsqu’il était en poste aux États-Unis, le délégué général Komura mit environ une semaine en train à vapeur de Washington aux rives du Pacifique, puis de là jusqu’au Japon, environ deux semaines en bateau."
Une fois le traité difficilement signé, dans des conditions scrupuleusement narrées par Yoshimura Akira, c'est donc la consternation dans le peuple. Comme dans Le Grand Tremblement de Terre du Kantô, tout est très bien documenté, pas un mort, pas un blessé ne manque.
"Les deux commissariats de Shitaya et Fukagawa, sept dépôts secondaires et deux cent vingt-six postes de police brûlèrent et cinq postes furent démolis, quarante-neuf maisons du voisinage du dépôt secondaire de Nihonzutsumi furent détruites par la propagation de l’incendie. Lors de cette insurrection de grande envergure, plus de soixante-dix pour cent des postes de police de Tokyo brûlèrent dont ceux d’Asakusa, Shitaya, Kanda, Kyobashi, Nihonbashi, Ushigome, Hongo et Shinjuku."
Il y a beaucoup de choses intéressantes (Yoshimura Akira fait revivre une époque ; on suit pas à pas l'élaboration d'un traité délicat), mais il y a aussi, pour le lecteur français, de nombreuses longueurs.
Exemple :
"On annonça officiellement sa nomination au poste d’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire, ainsi que celle de Takahira Kogoro au poste de chef-adjoint et celles des personnes suivantes : Sato Yoshimaro, délégué résident ; Yamaza Enjiro, chef du bureau des affaires politiques du ministère des Affaires étrangères ; Adachi Mineichiro, premier secrétaire de la légation du Japon en Amérique et conseiller du ministère des Affaires étrangères ; Honda Kumataro, cumulant le poste de secrétaire des Affaires étrangères avec celui de secrétaire du ministre des Affaires étrangères ; Ochiai Kentaro, deuxième secrétaire de la légation ; Uehara Masanao, troisième secrétaire de la légation ; Konishi Kôtaro, attaché diplomatique ; Henry Willard Denison, employé du ministère des Affaires étrangères ; Tachibana Shoichiro, colonel et attaché militaire de la légation en Amérique ; Takeshita Isamu, capitaine de frégate résidant en Amérique comme attaché militaire naval. Il fut également décidé que Katsura cumulerait les postes de Premier ministre et de ministre des Affaires étrangères."
Inutile de dire qu'on a du mal à retenir tous les noms... ce qui n'a pas beaucoup d'importance pour nous. Sans doute est-ce en partie pour cela que le livre n'est plus que très difficilement trouvable et n'a pas été réédité.
Parmi ses livres non encore traduits, Hagoku (Prix Yomiuri 1984) est inspiré de la vie d'un assassin, Shiratori Yoshie (1907-1979), qui s'est évadé de prison à quatre reprises en l'espace de trois ans, et dont on peut lire la notice biographique (en anglais) sur wikipedia.
Outre l'Anguille (voir ci-dessus le livre Liberté conditionnelle), d'autres films ont été tirés de son oeuvre :
- Hyôryû (1981) , réalisé par Moritani Shirô
- Gyoei no mure (1983), film réalisé par un certain Shinji Soomai ;
- L'Anguille, donc, en 1997.
- Hyôru (1981) film de Shirô Moritani (qui fut l'assistant metteur en scène de Kurosawa sur le tournage de Yojimbo).
- Kyûka (2008), réalisé par
Kadoi Hajime.
Kyûkapar coolvibesinfo
- Sakurada Mongai no hen (2010), réalisé par Juniya Sato, qui relate l'événement de Sakuradamon, l'assassinat du "Premier ministre" en 1860 (voir le wikipedia anglais).
- Ikon ari (2011), téléfilm de Minamoto Takashi
- Hikaru hekiga (2011), téléfilm de Takahashi Nobuyuki
- Sorekara no umi
(2012), téléfilm de Takahashi Yoichiro