Mori Ogai était chirurgien, romancier, novelliste, poète, dramaturge, critique, traducteur... bref, un esprit (très) supérieur.
D'une famille de médecins, lui-même diplômé à 19 ans (un record ; il faut dire qu'il avait maquillé son état civil pour entrer à l'école de médecine en 1877, à 15 ans : il était trop jeune), il étudie les classiques chinois, l'allemand et le hollandais, puis part en Allemagne en 1884 comme boursier du Ministère des Armées. Il travaille dans divers laboratoires, notamment avec Koch (l'homme qui découvrit le bacille de la tuberculose en 1882). Il s'intéresse plus particulièrement à l'hygiène militaire, mais profite de son séjour pour se familiariser avec Dante, Sophocle... la littérature et la philosophie en général, mais aussi la peinture, la musique... et bien sûr l'allemand, l'anglais et le français.
Il retourne au Japon en 1888, où il mesure le gouffre qui sépare ces deux mondes, l'Europe et le Japon de l'ère Meiji (1868-1912).
Il veut moderniser la médecine, mais aussi la littérature. Il publie un recueil de poésies occidentales (traduites en japonais), lance plusieurs revues littéraires, et publie des romans (dont son premier, La Danseuse - Maihime - en 1890). Il épouse la fille d'un vice-amiral, divorce l'année suivante (il se remariera plus tard). Son activité débordante est interrompue par les guerres : d'abord contre la Chine (1894-1895 ; il va en Mandchourie, puis à Taïwan), puis la Russie (1904-1905). En 1907, il est nommé Chirurgien en chef des Armées.
En 1909, après une longue période de silence littéraire, il publie de nouveau à un rythme soutenu, fonde une nouvelle revue, et s'oppose au naturalisme : pour lui, la littérature doit être portée par un idéal.
Après la mort de l'Empereur et le suicide du général Nogi et de sa femme (1912), qui l'a vivement marqué, il écrit de nombreux récits historiques et des biographies.
Il meurt d'une maladie des reins en 1922.
Au cours de sa vie, il aura traduit des oeuvres de Goethe (Faust, dont c'était la première traduction en japonais), Strindberg, Schnitzler, Shakespeare, Ibsen, et publié des traductions de Calderon, Daudet, Hoffmann...
Vita Sexualis ou L'apprentissage amoureux du professeur Kanai Shizuka (1909, 166 pages, NRF, Gallimard/Unesco, roman traduit par Amina Okawa, préface d'Etiemble).
Un professeur de philosophie, Kanai Shizuka, a envie d'écrire. Mais il se demande quoi, d'autant qu'il se fait une haute idée de la Littérature.
Il lit beaucoup, mais est plus intéressé par les intentions des auteurs, ce qu'ils ressentaient au moment d'écrire, que par le résultat lui-même. "Et c'est pourquoi, lorsque M. Kanai discerne chez l'auteur la volonté de faire naître chez son lecteur une impression de tristesse ou de tragique, il ne peut s'empêcher de trouver cela infiniment drôle et, lorsque l'intention de l'auteur est de faire rire le lecteur, de ressentir au contraire une certaine tristesse. M. Kanai songe parfois qu'il pourrait écrire quelque chose ? [...] Il songerait plutôt à écrire un roman ou une pièce de théâtre. Mais en raison de la conception élevée qu'il a d'une oeuvre d'art, il ne lui est pas facile de se mettre à la tâche.
Entre-temps, Nastume Sôseki commença à écrire des romans. M. Kanai les lut avec un intérêt extrême. L'envie d'en faire autant le démangea. Mais alors, en réponse au Je suis un chat de Natsume Sôseki, un ouvrage intitulé Je suis un chat, moi aussi parut. Puis ce fut au tour d'un livre intitulé Je suis un chien. Ce que voyant, M. Kanai éprouva un dégoût profond et, en fin de compte, n'écrivit rien. " (page 18).
En lisant des romans naturalistes, M. Kanai est frappé par le fait que les protagonistes sont toujours, quotidiennement, "confrontés de façon passagère au désir sexuel, et que les critiques reconnaissaient que ce genre de roman était l'image même de la vie." (page 19).
La vie est-elle ainsi faite ? se demande-t-il alors. Est-il, alors, lui, un être à part ? Il en vient à écrire l'histoire de sa vie sexuelle, la découverte de la "chose", de l'âge de six ans à vingt-et-un ans. C'est un récit initiatique, écrit Etiemble dans son introduction.
Les différents chapitres sont intitulés "A l'âge de six ans", "A l'âge de sept ans", "A l'âge de dix ans", etc.
"De l'autre côté du terrain vague se trouvait la maison des Ohara. Le mari était mort et sa veuve, âgée d'une quarantaine d'années environ, y habitait. L'envie soudaine de lui rendre visite me prit, je me dirigeai vers la porte d'entrée de la maison et me précipitai à l'intérieur. [...] J'y trouvai la veuve en train de regarder un livre en compagnie d'une jeune fille que je ne connaissais pas. [...] Les deux femmes levèrent la tête et me dévisagèrent, comme sous l'effet d'une profonde surprise. Leur visage était écarlate. Malgré mon jeune âge, je me rendis compte que leur attitude n'était pas naturelle, et cela me parut bizarre. Mes yeux se posèrent sur le livre ouvert et j'y remarquais de jolies illustrations en couleurs.
« Madame, quelle sorte de livre d'images est-ce là ? »
Je m'avançais résolument vers les deux femmes. La jeune fille retourna le livre, regarda la veuve et éclata de rire." (pages 28-29).
Cet ouvrage a été interdit dans les semaines qui ont suivi sa parution dans la revue Subaru (Les Pléiades). Vu de notre époque (où l'on trouve Sade en poche, disponible dans n'importe quelle librairie), il n'y a rien de choquant, pas de scènes "chaudes". Le lecteur suit la vie du narrateur, son déménagement d'une petite ville à Tôkyô, son entrée dans une école privée, ses premiers amis... et à travers tous ces événements, plus ou moins lacunaires, les moeurs de l'époque.
Très intéressant.
Vengeance sur la plaine du temple Goji-in et autres récits historiques (207 pages, Le Belles Lettres - Collection Japon, Série Fiction ; récits traduits du japonais et présentés - en fait, postfacé - par Emmanuel Lozerand, 2008).
Ces cinq récits sont tous basés sur des événements réels (faits historiques plus ou moins anecdotiques).
1/ Le premier récit (le plus long) s'intitule Vengeance sur la plaine du temple Goji-in (Gojin-ga-hara no katakiuchi, 1913, 67 pages), titre qui fait penser à un western de Sergio Leone, ou à un film de Fukasaku (Combat sans code d'honneur, ...). Mais non.
Il commence dans une résidence de "Sakai Tadamitsu, gouverneur d'Uta, seigneur du château de Himeji dans le canton de Shikitô au pays de Harima [...]. La règle voulait que deux guerriers couchent en permanence dans la salle des coffres. Or voici ce qui arriva en l'an 4 de l'ère Tenpô [1833], année de l'aîné de l'eau et du serpent, au vingt-sixième jour du douzième mois, un peu après l'heure du livre [6 heures du matin]".
De nombreuses notes précisent le pourquoi du comment, les jeux de mots intraduisibles, le système de notation des années, heures, etc. dans le Japon de l'époque d'Edo.
Mais poursuivons : "Un vieil homme, Yamamoto San.emon, chargé du Trésor, alors en sa cinquante-cinquième année, était assis seul dans cette chambre. Son adjoint, qui aurait dû passer la nuit à veiller en sa compagnie, était absent pour cause de maladie et San.emon devait supporter tout seul la fraîcheur de cette nuit désolée." (pages 13-14).
Il va lui arriver des bricoles, et des membres de sa famille vont déclarer une vendetta (déposée dans les formes, et acceptée par "l'Ancien Ôkubo Tadazane, gouverneur de Kaga, dont c'était le tour de garde, ainsi que des trois prévôts, page 27) pour être autorisés à poursuivre le méchant.
Emmanuel Lozerand, dans sa post-face, dit à propos d'un passage de ce récit, qu'il est "fort fastidieux à première lecture". C'est la quasi-totalité du récit qui est un peu fastidieuse, dans le sens où tout est minutieusement (on pourrait dire "journalistiquement") précisé, le trajet, qui a donné l'autorisation de quoi, les noms de tous le monde. Pas le moindre commerçant, pêcheur dont on ignore le nom. On sait également tout du trajet emprunté par nos héros. Exemple :
"Ils restèrent ensuite deux jours à Miyaichi dans le pays de Suô, passèrent à Murozumi et arrivèrent au pont Kintai-bashi à Iwakuni. Il y enquêtèrent durant trois jours, puis ils prirent le bateau pour l'île de Miyajima dans le pays d'Aki. Ils restèrent huit jours à Hiroshima, puis passèrent dans le pays de Bingo, où ils s'arrêtèrent dix-sept jours à Onomichi et à Tomo et deux jours à Fukuyama. Puis ils passèrent à Okayama dans le pays de Bizen, avant d'aller à Himeji où ils en profitèrent pour rendre visite à Kurôemon." (page 40).
Le côté sympathique, c'est que certains noms rappelleront de bons souvenirs à ceux qui sont allés au Japon, et feront rêver les autres (Miyajima !).
La parole est donnée à la défense, Emmanuel Lozerand : "La morale de cette oeuvre n'est pas simple" (page 183).
C'est vrai, et il l'explicite bien.
"Une dernière précision enfin. Le lecteur aura peut-être été dérouté à la lecture de ces récits par une profusion de noms propres - noms de personnes, noms de lieux - et de dates. Le style est souvent sec, dépouillé. L'impression de réalisme historique peut sembler pesante. Au Japon, d'ailleurs, on a souvent classé les écrits historiques de Mori Ôgai dans la catégorie de ceux qui reproduisent
« l'histoire telle quelle » (rekishi sono mama), pour reprendre une expression de l'écrivain lui-même. Il ne faut pourtant pas s'y laisser tromper. L'érudition déployée par Mori Ôgai dans ces textes est fort relative." Il explique que les personnages ou les faits ne sont que rarement inventés, mais que souvent les sources historiques se résumaient à un document. "Il n'y a pas chez lui de souci particulier d'une vérité historique positive".
De plus, il met en évidence un détail qui aura pu échapper au lecteur (à moi, par exemple), et qui effectivement remet en perspective la véracité des événements, ou du moins sème le doute.
Plus loin, il parle de "l'exhibition ostentatoire d'un faux sérieux historique qui contribue efficacement à brouiller les pistes et à masquer la dimension radicalement contemporaine de ses oeuvres. [...] Ce sont de petites machines de précision qu'il convient de scruter avec une attention aiguisée, d'autant que leur auteur n'a cessé de demeurer ouvert aux mouvements des avant-gardes européennes." (page 199).
Il insiste également sur le rôle des femmes dans ces récits. Effectivement, elles ont la première place. C'est moins évident de prime abord dans le premier récit que dans ceux qui suivent.
2/ Madame Yasui (Yasui fujin, 1914, 31 pages).
"« Monsieur Chûhei deviendra quelqu'un d'éminent », disait-on, mais en même temps les mauvaises langues murmuraient : "
« Mais que Monsieur Chûhei est affreux ! » et l'une et l'autre de ces rumeurs circulaient dans tout Kiyotake." (page 73).
On suit la vie de ce Monsieur Chûhei : son enfance pauvre, ses études, sa prise de responsabilités au service du seigneur du fief. Il est très laid, nabot, borgne. Lui trouver une femme est problématique. Elle viendra de là où on ne l'attend pas.
C'est un texte plus immédiatement intéressant que le premier récit. Cette madame Yasui représente un mystère psychologique : a-t-elle le goût du sacrifice ? de l'austérité ?
3/ Yu Xuangji (Gyo Genki, 1915, 27 pages).
"Yu Xuanji a tué un homme et a été jetée en prison ! La nouvelle se répandit aussitôt parmi les lettrés de Chang.an et nul ne resta indifférent à un événement si imprévisible." (page 107). Yu Xuanji est une poétesse belle et intelligente, née vers 843 et morte en 868. Le récit retrace sa vie. On y trouve également un personnage pas beau mais doué pour les arts, Wen
« Le Monstre ». Intéressant.
4/ Les Petits Vieux (Jîsan bâsan, 1915, 14 pages).
1809 (an 6 de l'ère Bunka). Une petite maison est restaurée. Un vieux et une vieille emménagent. Qui sont-ils, et que sont-ils l'un pour l'autre ? C'est ce qu'explique ce joli petit récit, sans doute un peu anecdotique, même si Emmanuel Lozerand nous en livre (à juste titre) une interprétation plus subversive que la simple lecture de "premier niveau".
5/ Les Derniers mots (Saigo no ikku, 1915, 20 pages). "C'était l'an 3 de l'ère Genbun [1738], au vingt-troisième jour du onzième mois. A Ôsaka fut planté un écriteau qui disait que Katsuraya Tarobê, entrepreneur en batellerie, serait exposé au pilori durant trois jours à l'embouchure de la Kizu-gawa avant d'être décapité." (page 155). Ses enfants, menés par sa fille, Ichi, vont se mobiliser. Parviendront-ils à obtenir sa grâce ?
Il y a un passage curieux,
vers la fin de la nouvelle qui laisse une impression... curieuse.
Des récits globalement relativement intéressants sur le moment, mais souvent un peu longs (surtout le premier), dont le sens, et l'ambiguïté (des faits relatés, des comportements, des motivations), n'apparaissent pas forcément immédiatement. La postface est souvent éclairante.
En fait, l'intérêt de ces récits semble parfois naître seulement après leur lecture.
Ce qui est important, c'est que ces faits historiques sont précis, parfois ultra-précis, mais au bout du compte, presque assommé par un foisonnement de faits objectifs, le lecteur réalise après coup (s'il prend le temps d'y réfléchir) qu'il ne sait rien de l'essentiel.
Chimères (1909-1911). Traduit, préfacé et annoté par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty. 200 pages, Rivages poche / Petite Bibliothèque.
Ce recueil comporte cinq textes, et commence par une préface, intitulée "Un observateur détaché".
"Mori Ôgai est parfois considéré comme un écrivain pour écrivains. Son oeuvre romanesque relativement réduite, ses nombreux textes réflexifs, sa tendance à l'inachèvement lui ont donné ce statut particulier dans la littérature de sa génération (celle de Sôseki)." (page 7).
"Le style d'Ôgai est, outre la particularité de son rapport à la fiction et au récit de soi, une de ses grandes marques. C'est un style sec et concis, d'une extrême concentration qui le rend parfois obscur. C'est un style nourri de lectures philosophiques : il est d'une intelligence aiguë, mais peut paraître, parfois, excessivement chargé de références qui l'entachent d'affections pédantes." (page 15).
On va bientôt voir que c'est très vrai pour les deux premières nouvelles du recueil.
Les préfaciers insistent aussi sur "son souverain mépris pour les facilités narratives, pour tous les procédés littéraires visant à capter la crédulité du lecteur."
Ils parlent également de Kafû, qui était allé se recueillir sur sa tombe en 1943, et du fait que ces deux inclassables
ont des équivalents européens : Henri Thomas ou Tommaso Landolfi.
Comme la quatrième de couverture, ils mettent également beaucoup l'accent sur le fantastique. A tel point que, naïvement, je m'attendais à ce qu'il y en ait.
Par contre, quand ils écrivent : "Le genre littéraire auquel ressortissent les cinq textes que nous avons traduits oscille à première vue entre l'essai et le récit autobiographique [...]" (page 19), là, oui.
1/ Chimères (Môzô, mars-avril 1911). 72 pages.
Un homme aux cheveux blancs contemple la mer, "assis dans
une petite maison qui semble s'encastrer dans la pinède partiellement déboisée à cet effet." (page 27). Il regarde le soleil, pense au temps. "À la vie. À la mort.
« La mort, dit Schopenhauer, est le génie qui inspire le philosophe, l'Apollon Musagète de la philosophie. »
En se remémorant la formule, il se dit qu'on pouvait présenter ainsi les choses. Cependant, on ne pouvait penser à la mort sans se référer à la vie. Car penser la mort, c'était, précisément, penser l'annihilation de la vie." (page 30). Et on a droit à ses souvenirs de Berlin, aux livres de philosophie qu'il achetait si facilement là-bas : La Philosophie de l'inconscient, de Hartmann - et on a un aperçu de la métaphysique dudit Karl Robert Eduard von Hartmann (1842-1906). Puis il parle de Max Stirner (1806-1856). Puis de Schopenhauer. Et de Kant. Ah, un peu de Goethe, aussi :
"« Comment peut-on se connaître soi-même ? Jamais par la contemplation, mais par l'action. Cherche à accomplir ton devoir et tu sauras aussitôt ce que tu vaux.
« Mais quel est ton devoir ? Les exigences de la journée. »"
(page 60)
Et puis Philipp Mainländer, qui "reconnaissait les trois stades de l'illusion de Hartmann". (page 62)
Notre narrateur est resté trois ans en Allemagne, pays "où il était si facile de trouver un maître en tout domaine" (pages 48-49). Cela me rappelle avoir lu quelque part que les Japonais ne pouvaient rien faire tout seuls, spontanément, qu'il leur fallait toujours un Maître, sans quoi ils ne pouvaient même pas faire un bouquet de fleurs. J'imagine que c'était un brin exagéré, mais dans ce texte, c'est tout de même cela que l'on a de façon flagrante.
Mais où en étions-nous ? Ah oui. Philipp Mainländer qui s'est suicidé à l'âge de trente-cinq ans. Ensuite, on a Nietzsche, avec son surhomme :
"Or ce n'était pas là non plus un aliment qui me nourrissait, mais un vin qui m'enivrait." (page 71).
Plutôt qu'une nouvelle traditionnelle, il s'agit donc de réflexions sur ses lectures d'auteurs de philo, sa quête (vaine, bien sûr !) du sens de la vie, et des considérations de l'auteur sur les différences entre l'Occident et le Japon ; et on finit par des réflexions sur la science et la médecine.
Dire que ce texte est passionnant serait un mensonge. Il y a des pages intéressantes, mais c'est quand même long.
2/ Exorcisme (Tsuina, mai 1909). 20 pages. L'auteur, en revenant du bureau, fait une petite sieste réparatrice puis se met à écrire, alors que ses collègues vont picoler.
Il parle un peu de Balzac, un peu de Stendhal ("Ce qu'il a écrit, je me demande si cela ne correspond pas à l'idéal qui est prôné actuellement.", pages 82-83), de Strindberg, de Nietzsche, et puis il y a un semblant de début de nouvelle, avec l'anecdote d'un exorcisme basé sur un lancer de haricots.
Le lecteur n'est pas encore passionné, mais au moins, c'est court.
3/ Hanako (Hanako, 1er juillet 1910). 19 pages. Ce coup-ci, c'est Rodin qui est mis en scène, et il y a un semblant d'histoire.
Rodin avait été charmé par une danseuse cambodgienne (tout comme le héros de la nouvelle « Châ » du recueil La Femme Cachée de Colette : "Il chercha, avec une obstination de gratte-papier artiste, comment peindre la courbe des mains de Sarrouth, et les phalanges renversées prolongeant une paume incurvée en dehors...", Folio page 157) : "[...] et Rodin avait été charmé par les mouvements élégants de ses membres fins et longs, à chaque geste qu'elle faisait" (page 102). Il va avoir l'occasion de rencontrer une Japonaise.
Là, c'est une bonne nouvelle sur les différences de culture et d'appréciation de la beauté... mais s'agit-il vraiment d'une différence de culture, ou bien plutôt d'une différence entre la perception d'un artiste et celle du commun des mortels ?
4/ Le Serpent (Hebi, janvier 1911). 40 pages. Le narrateur, en voyage, est hébergé dans une maison. "Quand on m'avait introduit dans cette maison, le nombre de pièces que j'avais dû traverser témoignait de l'ancienneté de la famille : à travers les salles de cette grande maison à peine habitée, me parvenaient aux oreilles les papotages infatigables, sans la plus petite trêve, d'une femme à travers les pièces." (page 120).
Il va apprendre l'histoire de la famille.
Bonne nouvelle, également.
5/ Cent contes (Hyakumonogatari, octobre 1911). 42 pages.
"C'était le jour des feux d'artifice dont l'organisation avait été repoussée pour une raison quelconque après la Canicule." (page 159).
"J'étais allé à une séance des « Cent contes ».
On dit que dans un conte, il ne faut pas donner d'explication. Mais nul n'échappe à cette vanité." (page 160). Sauf Mori Ôgai, bien sûr !
Notre auteur, outre qu'il est bien conscient de sa valeur, sait que l'Occidental qui lira son texte ne saura pas forcément de quoi il s'agit ("Or l'idée m'effleure que cette histoire va être traduite un jour dans une langue européenne et qu'elle fera partie de la littérature mondiale [...]", page 160) ; il
explique donc en quoi tout ceci consiste :
"[...] il s'agit d'une assemblée nombreuse de personnes armées de cent bougies en tout : chacun raconte une histoire de fantômes et, celle-ci terminée, éteint sa bougie. Quand la centième est éteinte, apparaît un vrai spectre." (page 160).
Dans la foule de gens présents, le narrateur se sent observateur (pour rappel, le titre de l'introduction était "l'observateur détaché" : ce passage est important).
"J'ai réfléchi très profondément à ce que cela signifiait d'être un observateur détaché de naissance. Je n'ai pas de maladie incurable. Je suis un observateur détaché de naissance. Enfant, je jouais avec les autres et adulte, j'ai assisté à toutes sortes de réunions plus ou moins respectables pour des raisons sociales : quelle que soit l'animation de mon entourage, je ne me suis jamais senti dans le tourbillon et je n'en ai jamais joui au fond de moi. [...] Quant il n'était pas sur scène, l'observateur détaché que j'étais se contentait de son état, comme un poisson dans l'eau, et je pouvais alors me sentir vraiment moi-même." (page 193-194).
On entr'aperçoit l'organisateur des festivités ainsi qu'une geisha, dont le peu qu'on en sait intrigue, la nostalgie du tout étant accentuée par le regard en arrière que porte le narrateur.
Curieuse nouvelle, volontairement frustrante, mais pas mauvaise du tout.
On peut quand même se poser des questions sur l'ordre des nouvelles. Elles ne sont pas ordonnées selon un ordre chronologique. En fait, on aurait presque l'impression que, pour mériter les trois dernières nouvelles, il faut ne pas avoir capitulé sur les deux premières... je pousse certes un peu, mais la quatrième de couverture qui parle de "séance de lecture de contes d'horreur", de "maléfice d'un serpent dans une famille déchirée", de "rituel saisonnier d'exorcisme" (qui consiste, pour rappel, à lancer des haricots !), met le lecteur dans des dispositions d'esprit qui n'ont pas grand chose à voir avec le contenu réel du livre, comme s'il y avait un plaisir anticipé de la déception de nombre de lecteurs...
Un recueil vite lu (la police de caractères est bien pratique si jamais vous avez perdu vos lunettes). Les deux premières nouvelles (dont celle qui donne son titre au recueil !) s'oublient très vite.
Les trois suivantes restent, je crois.
- L'Incident de Sakai (Sakai jiken, 1914). Traduction de Jean Cholley. 31 pages. (dans le recueil Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines, nrf Gallimard).
"Au premier mois de l'an un de Meiji, année du Dragon de la Terre aînée [1868], les troupes de Yoshinobu Tokugawa ayant été vaincues à Fushimi puis Toba, et n'ayant pu défendre même le château d'Ôsaka, refluèrent en direction d'Edo par la voie maritime [...]" (page 13).
Comme dans le recueil Vengeance sur la plaine du temple Goji-in et autres récits historiques, le lecteur croule sous les détails historiques (qu'il ne comprend d'ailleurs pas toujours pleinement).
Ce qui est important, c'est que des soldats français débarquent sans autorisation.
On ne sait pas trop ce qu'ils veulent : ils regardent, se promènent, embêtent un peu les gens... Un des soldats s'empare d'un fanion et part à toutes jambes. Il se fait rattraper et assommer d'un coup de croc en pleine course.
"Ce que voyant, les marins qui attendaient dans les canots se mirent à tirer tous ensemble avec leurs pistolets.
Les deux chefs de corps prirent instantanément la décision d'ordonner le tir." (page 15).
Il y a des morts parmi les Français. Les représentants du gouvernement français demandent alors justice. Vingt soldats japonais ayant participé à la fusillade doivent être exécutés. Ils vont tenter de faire commuer (si je puis dire) cette sentence en une autre moins infâmante : un seppuku rituel.
Le texte est écrit de façon extrêmement objective, précise.
Au fur et à mesure des pages, l'histoire devient extrêmement prenante, sans l'aide d'aucun "truc" littéraire ou pathos.
La petite notice de fin de nouvelle précise :
"L'auteur présente en détail dans ce texte l'incident et ses conséquences, et par là fait sentir au lecteur le poids de l'Histoire dans l'évolution de la société japonaise. [...]
L'agonie, au sens étymologique, du Japon dans ces premières années de l'ère Meiji est magistralement illustrée par cette courte histoire."
Egalement traduits en français : - L'incident de Sakai, dans l'Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines (une nouvelle), Gallimard.
- L'Oie Sauvage (épuisé...)
- L'Intendant Sansho (également épuisé...)
- La Danseuse
- Le Jeune Homme
Films tirés de son oeuvre :
-Abe ichizoku (1938), réalisé par Kumagai Hisatora.
- Les Oies sauvages (Gan, 1953), réalisé par Toyoda Shirô (auteur également d'une adaptation de Tanizaki - Un Chat, Shozo et deux femmes, 1956 - et de Kawabata - Pays de Neige, Yukiguni, 1957)
- L'Intendant Sanshô (Sanshô dayû, 1954), réalisé par Mizoguchi Kenji
- Les Oies sauvages (Gan, 1966), réalisé par Ikehiro Kazuo
- La Princesse-Danseuse (Maihime, 1989) , réalisé par Shinoda Masahiro (l'auteur notamment de Chinmoku, 1971 - d'après Endô Shûsaku - et de Hanre Goze Orin, 1977 - d'après Mizukami Tsutomu)
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Abe ichizoku (1995). Téléfilm réalisé par Kinji Fukasaku, avec notamment Sanada Hiroyuki.