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Tawada Yoko

(Tokyo, 1960 - )

tawada yoko


Née à Tokyo en 1960. Après avoir vécu plusieurs années à Hambourg (à partir de 1982), Tawada Yoko vit à maintenant (depuis 1986) à Berlin.
Elle écrit (des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, de la poésie) en japonais et en allemand mais, contrairement à Nancy Huston, par exemple, elle ne se traduit pas.
Elle a reçu de nombreux prix importants : Gunzo (Sans Talon, 1991), Akutagawa (Le mari était un chien, 1993), Tanizaki (Train de nuit avec suspects, 2005), Médaille Goethe.

train de nuit avec suspects

- Train de nuit avec suspects (Yôgisha no yakôressha, 2005 ; 138 pages, Verdier, traduit du japonais par Ryoko Sekiguchi et Bernard Banoun). Prix Tanizaki.
Il s'agit d'un texte curieux écrit essentiellement à la deuxième personne, ce qui donne un effet intriguant.
Par exemple, page 63 : "
Le lendemain, après avoir flâné dans la ville, vous êtes retournée à l'hôtel reprendre vos bagages et vous vous êtes rendue à la gare, une écharpe en laine vous cachant le bas du visage jusqu'aux yeux, un bonnet enfoncé jusqu'aux oreilles, avec deux pulls sous votre doudoune. A la gare, un homme en uniforme s'est approché de vous et vous a montré une grosse masse de fer en disant : « Voilà votre train » ".

Le livre est composé de treize parties distinctes, ou "voitures" (chacune intitulée "Destination..." : Destination Paris, Graz, Zagreb, Bombay...), qui se raccrochent parfois assez bien, parfois pas du tout : les époques se mêlent, les identités (notamment sexuelles) se brouillent. On apprend néanmoins quelques éléments biographiques concernant le personnage principal, une danseuse de danse contemporaine.
Quelle est la logique entre les différentes parties, y a-t-il une progression ?

Un passage semble faire allusion au livre lui-même : "
Il y avait de brefs silences entre les différentes histoires. Même brefs, ces silences semblaient avoir été un temps long, mort et condensé, comme le temps qu'on passe sous anesthésie. Vous vous êtes assoupie sans vous en rendre compte, puis vous vous êtes réveillée en sursaut. Ce qui s'était passé entre-temps avait échappé à votre conscience." (page 96)

Au début, la danseuse s'invente (consciemment ou non) des histoires, brode volontairement pour s'occuper (parfois, elle dort très bien dans le train de nuit, parfois pas du tout) : il y a par exemple l'histoire de Véga et Altaïr, noms qu'elle donne à un couple (adultère ?) rencontré à Donaueschingen après le festival de musique contemporaine (au passage, Donaueschingen, les trains de nuit, la source du Danube... raviveront quelques souvenirs à tous ceux qui ont fait leur service militaire dans la région...), l'histoire du café en Yougoslavie, etc.

Il y a aussi un début d'histoire volontairement frustrant pour le lecteur (l'histoire de la contrôleuse et de la femme en robe noire, dans la voiture 8), immédiatement compensé par une histoire racontée en détails, celle de M. Beck : "
Dans un train de nuit, il était rare de tomber sur quelqu'un qui soit clairement vampire de la tête aux pieds. Le diable est dans les détails, a dit M. Beck." (page 89). Et justement, en ce qui concerne les détails, l'auteur caractérise essentiellement un personnage par un détail qui semble l'emporter sur tout le reste, qu'il s'agisse d'un détail physique (ongle...) ou vestimentaire ("une femme en veste noire", page 91).
Ce système (utilisé d'une façon extrême par Zamiatine dans Les Insulaires - et à ce propos Tawada a étudié la littérature russe) permet de dépersonnaliser, théâtraliser, donner un aspect qui paraît trop simple, comme s'il y avait quelque chose à cacher... l'effet d'un être en deux dimensions dans un monde qui en a trois (au moins).

Après les histoires rapportées par des gens rencontrés au gré des voyages (le M. Beck, donc, mais également une comédienne, Mimi), arrivent les histoires narrées par d'autres "médias" : le cinéma (un film d'Hitchcock, évidemment Une Femme disparaît, dans la voiture 10 ; à noter qu'à la fin de cette partie, la danseuse voit apparaître des plantes bizarres, et la voiture suivante s'intitule "Destination Amsterdam"... transition humoristique, sans doute !), un livre (voiture 11)... et puis là, à la voiture 12, l'auteure donne quelques explications au lecteur... qui essaiera de réinterpréter ce qu'il a lu auparavant à la faible lueur qui lui a été donnée. Et d'enchaîner sur un dernier wagon très curieux et entièrement dialogué...
Le texte est comme un quai observé par un passager d'un train qui ne fait que passer : une vignette aperçue, un fragment d'histoire dont le début peut manquer et dont on ne connaîtra sans doute jamais la fin, à moins qu'on en ait assez vu pour la deviner...

La quatrième de couverture nous apprend que Yoko Tawada "est venue pour la première fois en Europe en 1979 par le Transsibérien".


tawada bordeaux

- Voyage à Bordeaux (Schwager in Bordeaux, 2009 ; 125 pages, Verdier, traduit de l'allemand par Bernard Banoun).
Le livre commence ainsi :
"
En ce jour clair et sec d'été, à midi exactement, le train dans lequel Yuna était montée à Bruxelles entra en gare de Bordeaux. Sur le quai, elle chercha un homme qu'elle n'avait jamais vu de sa vie. Les passagers formaient un corps liquide se dirigeant vers la sortie, Yuna, elle, s'arrêta et regarda autour d'elle." (page 7).

Yuna est une Japonaise qui vit et travaille à Hambourg. Elle arrive à la gare de Bordeaux. Là, elle cherche Maurice, le beau-frère d'une amie (même si "
Yuna ne se hasarderait pas à qualifier Renée d'amie.", page 8), qui va s'en aller en Asie pour deux mois (Schwager, en allemand, cela veut dire "beau-frère" ; le titre français est meilleur, il fait s'interroger sur la notion de voyage, réel et mental). Yuna pourra donc loger dans sa maison pendant son absence.
Yuna ne connaît pas le français, le beau-frère ne connaît pas l'allemand ni le japonais, ils communiqueront donc en anglais. La différence entre les langues, la façon d'appréhender le monde à travers le langage, leurs spécificités, la connotation particulière de chaque mot, sont les thèmes principaux du livre, qui est appelé "roman" - mais qui, en fait, est plus un ensemble d'histoires, de souvenirs, d'associations d'idées et de réflexions qui viennent à l'esprit de Yuna.
"Je me pose la question à propos de la soeur. Je ne sais pas comment il faut comprendre ça quand quelqu'un dit avoir une soeur. Le mot n'est pas clair. - Comment ça, pas clair ? - Supposons qu'il n'y ait pas de mot correspondant au mot soeur mais deux mots différents : ané pour soeur aînée et imooto pour soeur cadette. On aurait soit une imooto, soit une ané. La sensation d'avoir une soeur n'existerait plus. En revanche, on connaîtrait soit la sensation d'avoir une ané, soit celle d'avoir une imooto. Ce sont deux sensations différentes. - Parles-tu d'une langue imaginaire ou du japonais ? - Cela fait-il une différence pour toi ?" (page 18)

Yuna a toujours avec elle sur petit bloc-notes, et y inscrit un idéogramme.
"A seize ans, Yuna voulait écrire comme Dostoïevski un long roman. A dix-neuf ans, elle voulait écrire comme Tchekhov des récits plus ou moins brefs. Depuis un an, elle ne faisait plus que noter des idéogrammes. Ils figuraient dans son bloc-notes comme des enfants esseulés, parfois avec un toit au-dessus de la tête, parfois sans." (page 19).
"Je veux noter tout ce qui m'arrive. Mais il arrive tant de choses et, qui plus est, tant de choses simultanément, que je n'écris pas des phrases, mais rien qu'un idéogramme par histoire. Ensuite, si je désentortille, chaque signe donne naissance à une longue histoire." (page 47). Ainsi, dans le livre, chaque paragraphe commence par un kanji. Peut-être le paragraphe qui suit le kanji est-il le résultat du désentortillement. En tout cas, cela accentue l'effet de fragmentation, car chaque paragraphe est une entité à part. On passe plus naturellement d'une pensée ou d'un souvenir à l'autre que si les paragraphes se suivaient sans vraie sépération.

Il y a parfois de très jolies images, une vision originale du monde :
"A toi de raconter, maintenant, s'écria Elena. Toutes les villes portuaires ne sont pas au bord de la mer, commença Yuna, puis, s'apercevant qu'elle avait pris involontairement le ton d'un vieux marin, elle se mit à rire. Certaines villes, pour se protéger de la tempête, se retirent de cent pas vers l'intérieur des terres.
Yuna songeait à un paysage plat et vert en plein Schleswig-Holstein, où la mer n'était pas visible, mais où l'on sentait son odeur. Le pays était séparé en deux par un canal. Quand un cargo passait sur le canal, rejoignant la mer du Nord depuis la Baltique, on aurait dit que le bateau se déplaçait sur une prairie. L'herbe, c'était des vagues, les chevaux holstein des dauphins, et Yuna parcourait à bicyclette cette mer de couleur verte
." (pages 72-73).

Il ne se passe quasiment rien (et la quatrième de couverture résume tout ce qui arrive en quelques heures à peine) dans l'histoire "principale", mais le livre contient une multitude d'histoires périphériques, de souvenirs, de réflexions sur le sens des mots, la vision - et le ressenti - de la réalité à travers une langue. Les situations les plus banales sont souvent perçues comme lorsqu'on lit avec attention et lenteur le texte d'une langue que l'on ne maîtrise pas : il y a un sentiment d'étrangeté - ou d'altérité - , le sens n'est jamais totalement sûr, on dévie sur des racines, des associations. Et pourtant, le point de vue reste très extérieur, le livre semble narré par une voix "off", un narrateur qui n'aurait pas d'empathie particulière pour Yuna, qui ne ferait que dire ce qui est.

Très singulier, très bien.

A titre anecdotique, on note un étrange "Astral Boy" (page 92), au lieu de "Astro Boy" (il s'agit du héros d'Osamu Tezuka). Le livre étant traduit de l'allemand, on ne peut pas imaginer d'erreur de traduction (il porte le même nom en allemand). Il doit y avoir une autre raison, mais laquelle ?

journal des jours tremblants

- Journal des jours tremblants. Après Fukushima précédé de Trois leçons de poétique. Traduit de l'allemand par Bernard Banoun en 2012. (« Franchir la barrière de Shirakawa » traduit du japonais par Cécile Sakai). Verdier. 117 pages.

1/ Trois leçons de poétique.

Première leçon : Les croyants traduisent

Le thème général est la différence de perception entre les Japonais et les Européens du point de vue langue, conception du monde...
"[...] François Xavier impressionna les Japonais moins en leur parlant de l'Enfer qu'en leur enseignant que la terre est ronde." (page 23)

"Lorsque j'ai commencé à écrire en allemand, distinguer le ciel d'un ciel était pour moi un problème grammatical. Comment savoir qu'une chose existe une fois ou plusieurs ? Pour être certains de la singularité d'une chose, il faut une vue d'ensemble sur l'univers entier. J'apprenais en cours de langue qu'il faut écrire « une porte » quand il y en a plusieurs autres, tandis que s'il s'agit de la porte d'entrée, je peux écrire « la porte d'entrée ». Comment puis-je vraiment savoir s'il y en a une autre ou si celle que j'ai devant moi est bien la seule ? Faut-il commencer par fouiller l'immeuble entier ?" (page 24).

Tawada parle aussi du problème de la traduction de la notion d'amour chrétien dans un monde bouddhique, que ce soit le Petit Véhicule ("il s'agit de trouver la voie de l'illumination pour soi-même, et non de sauver les autres", page 26) ou le « Grand Véhicule » : "Dans ce courant, la compassion gagne forcément en importance, mais comme le remarque le missionnaire François Xavier, elle porte sur tous les êtres vivants, avant tout sur les animaux, et plus rarement sur les humains. Car les humains peuvent se sauver eux-mêmes, tandis que les animaux, pour être sauvés spirituellement, doivent attendre de renaître comme humains." (page 26).
Plus loin, conséquence culturelle : "À Hambourg, je m'aperçus que je me prenais très vite de pitié pour les animaux, mais par pour les gens." (page 27).
Elle parle aussi du film Lost in translation : "À une époque où il existe des auteurs américains ou autres qui écrivent et publient des récits ou des poèmes en japonais, cette langue ne mérite même pas l'honneur d'être une langue exotique. [...]
Ce film décrit une psychothérapie aux dépens de la langue exotisée, mais il ne se produit aucune tentative de traduction et, par conséquent, rien non plus qui se perde par la traduction. Dommage que le roman homonyme d'Eva Hoffmann, Lost in translation, soit moins connu que ce film.
Les Jésuites au Japon portaient plus d'intérêt à la traduction que la cinéaste Sofia Coppola.
" (page 29)
En effet, ils voulurent traduire la Bible...

Une "leçon" intéressante, bien dans la lignée de ce que l'on aime chez Tawada.


Deuxième leçon : Les marchands traduisent.

Cette partie prend pour thème principal les marchands néerlandais qui, au Japon, furent cantonnés sur l'île de Deshima entre le XVII° et le XIX° siècle.
Tawada commence par parler de l'afrikaans, la langue parlée notamment en Afrique du Sud.
"L'afrikaans n'était et n'est pas parlé uniquement par des descendants des Néerlandais, mais aussi par les Coloured. Alors que le mot coloured était utilisé autrefois aux Etats-Unis pour désigner les personnes d'ascendance africaine, on ne désigne par coloured en Afrique du Sud que ceux qui ont des ancêtres européens ou non-européens. Les Noirs Africains, eux, ne sont pas coloured." (pages 38-39)
Puis, elle parle d'Hector Pieterson, jeune garçon de douze ans tué - parmi des centaines de morts - pendant le soulèvement des écoliers à Soweto en 1976 (une loi devait imposer l'usage de l'afrikaans au lieu de l'anglais).

hector pieterson

"Au musée Hector-Pieterson, en observant de plus près la célèbre photographie, je me suis aperçue qu'elle me rappelait la Pietà de Michel-Ange - ou encore celle de Giovanni Bellini. Peut-être est-ce l'une des raisons pour lesquelles cette photographie a si vite été comprise et a suscité la pitié dans le monde chrétien." (page 42).
Faut-il vraiment chercher une résonance culturelle picturale ? Est-ce que toute femme portant son fils mourant ne ressemble pas à une pietà ? Et est-ce que toute photo de femme portant son enfant mort n'est pas à même de susciter la pitié, sans même aucune référence à Michel-Ange ? Généralement, nous sommes plus émus par ce qui peut arriver aux hommes qu'aux animaux, je crois...
Juste avant, Tawada écrivait "j'ai entendu dire que Soweto comprend une trentaine de communities qui n'ont pas toutes le même niveau de vie" (page 41). Elle n'a pas eu le temps de vérifier ses sources ?
Bref, tout ce passage n'est pas le meilleur du livre, mais il permet d'aborder le problème de la langue de l'oppresseur. En effet, la langue anglaise, contrairement à l'afrikaans, n'est pas considérée comme telle par les Noirs Sud-Africains.

Et l'on revient au Japon, car Tawada enchaîne sur une différence de comportement entre les Néerlandais et les Britanniques vis-à-vis des Japonais. Les Anglais "tentèrent habilement de faire dégénérer des conflits en guerre afin d'asseoir leur puissance. Les Néerlandais, eux, pour rester dans le pays d'accueil, avaient accepté pendant deux siècles toutes les conditions posées par les Japonais." (page 43).
Avec les négociants arrivent les livres de science, l'art de la traduction... Et on apprend que "traducteur était un métier qui se transmettait de père en fils, tout comme acteur et bien d'autres métiers." (page 47).
Les Néerlandais au Japon étaient donc cantonnés à Deshima. Lorsqu'il y avait des décès, ils n'avaient même pas le droit d'être ensevelis en terre japonaise, il fallait leur faire des funérailles maritimes, et ce jusqu'en 1654.
"Dans un livre paru en 1787 intitulé Histoire mêlée des hommes à poils rouges, on lit que l'enterrement de cet homme eut lieu dans un temple bouddhique zen. L'auteur se demande s'il n'aurait pas fallu recourir à un interprète. La prière avait été dite en japonais et le mort ne l'avait sûrement pas comprise." (page 52).

"De nos jours, la notion d'« isolement » a une connotation presque exclusivement négative, tandis qu'on célèbre inconditionnellement l'« ouverture ». Or l'isolement peut protéger une culture et lui éviter d'être livrée à une impitoyable concurrence internationale. Un pays doit-il s'ouvrir vers l'extérieur s'il sait qu'il tombera alors immédiatement aux mains d'autrui ?" (page 52).


Troisième leçon : La modernité traduit

Tawada parle principalement de la période qui suivit l'arrivée des quatre bateaux "noirs" - car goudronnés - du Commodore Matthew Perry en 1853.
Il fallait aux Américains une base de pêche pour la chasse à la baleine."Les villes américaines s'acheminaient déjà vers les nuits sans sommeil du capitalisme. Employées comme combustible, les graisses organiques des baleines produisaient la lumière dans les bureaux et les usines, permettant ainsi d'allonger la journée de travail. Le fait que l'Amérique connaissait dès cette époque le problème énergétique, dont l'ampleur est aujourd'hui internationale, fut une surprise pour moi." (page 64).

perry   perry   perry
Les "navires noirs" de Perry. A droite, une vision un peu... exagérée ?

Tawada parle longuement d'une pièce de Yûzo Yamamoto, traduite en anglais, lue par Brecht, qui écrivit La Judith de Shimoda, puis enchaîne sur Puccini, Madame Butterfly...
Je retiens une anecdote : "On ne buvait pas de lait au Japon à cette époque,et tant chez Yamamoto que chez Brecht,il est même interdit de traire les vaches. Je n'ai pas pu vérifier pour l'instant si cette interdiction de traire les vaches est historiquement avérée ou s'il était seulement difficile de se procurer du lait. Ce qu'on sait aujourd'hui, c'est qu'on ne mangeait pas la chair des quadrupèdes et qu'on ne supportait pas l'odeur du lait." (page 71).
C'est sans doute la "leçon" la moins intéressante.


2/ Journal des Jours tremblants. Il s'agit de textes publiés dans plusieurs journaux d'Allemagne et de Suisse alémanique en mars 2011. Un des textes a été écrit en japonais en juillet 2011 et est également disponible dans l'Archipel des Séismes, chez Picquier.

Tawada était en Allemagne lors du tremblement de terre du 11 mars 2011.
"Nous avons appris, enfants, à garder notre calme en cas de catastrophe naturelle. Dès que j'entends les mots « catastrophe naturelle », je me sens très calme." (page 91).

Elle parle du fait que, pour elle, les informations insistent beaucoup sur les problèmes des coupures de courant, plus que du problème de la radioactivité. Ce texte est à mettre en parallèle avec Ce n'est pas un hasard, de Sekiguchi Ryoku, où l'on peut lire, page 134 : "Tant que j'étais en France, je me souciais surtout de la centrale. C'était devenu l'enjeu principal de la catastrophe. Mais vu d'ici, il m'apparaît que l'on n'en a pas fini non plus avec le séisme"...

fukushima    mars 2011    mars 2011
Fukushima, unité 4, 24 mars 2011 ; deux affiches incitant à économiser l'électricité.

"Je suis dérangée par le fait que nombre de photos de presse japonaises montrent au premier plan des hommes en uniforme en train de sauver des gens de la catastrophe. L'armée étant interdite par la constitution japonaise, on justifie toujours l'existence d'unités de l'armée d'autodéfense en invoquant le fait qu'elles nous sauvent la vie lors de catastrophes naturelles. C'est bien leur rôle, certes, et je leur en suis reconnaissante, et pourtant ce n'est pas là tout ce qu'elles ont en vue. Une catastrophe naturelle est la scène idéale sur laquelle elles peuvent montrer au public leur côté ange salvateur. Mais elles s'entraînent aussi pour les guerres auxquelles elles voudraient bien prendre part." (page 94)
D'une façon un peu similaire, Sekiguchi Ryoku parlait - si je me souviens bien - d'architectes qui se prenaient à rêver d'un tremblement de terre qui endommagerait tellement Tokyo qu'il faudrait en reconstruire une bonne partie : quel terrain de jeux fascinant pour eux...

A propos d'un auteur japonais habitant à Fukushima : "Après ces catastrophes, certains livres sont soudain devenus pour lui inintéressants, sans qu'il puisse dire pour quelle raison. Il a commencé à dresser une liste de livres « résistant aux séismes », c'est-à-dire des livres qui gardent leur valeur au-delà des catastrophes. Une traductrice de Tokyo m'écrit qu'elle a redécouvert certains livres lorsqu'ils sont tombés de ses étagères. Depuis, elle est presque tout le temps par terre à lire. Les livres lui procurent un sentiment de sécurité et de continuité." (page 97-98)
Là encore, le thème de la lecture face aux drames est présent chez Sekiguchi.

Beaucoup d'Allemands, spontanément, mettent leur appartement à la disposition de la famille de japonais qu'ils connaissent, alors que cela ne va pas de soi pour les Japonais eux-mêmes : "De grands gymnases, des écoles et des maisons communales servent de dortoir aux évacués, mais il n'est pas courant qu'un particulier propose un toit." (page 98).

Tawada parle aussi des Notes de ma cabane de moine (1212), le texte de Kamo no Chômei, à propos de ses descriptions de catastrophes naturelles... Le grand incendie de 1177 qui détruisit le tiers de Kyoto... les tornades géantes qui survinrent trois ans plus tard, puis deux années de famine...
"Plus grande est la richesse, plus grande est la peur. Plus une ville est développée, plus lourds sont les dommages. Qui a de bons amis craint pour leur vie. Qui conçoit un descendant l'expose au danger de mort et à la souffrance. Aussi vaut-il mieux renoncer à toute relation, à tout pouvoir, à toute possession, et vivre seul en un lieu retiré : c'est à cette conclusion que l'auteur revient sans cesse tandis qu'il se remémore les catastrophes. Après chaque lecture, je sens naître en moi le désir de la vie dans la grande ville illuminée, avec beaucoup d'amis, avec les théâtres et les rues animées - et la conscience de leur caractère éphémère." (page 102).

Elle parle également de Tanizaki, qui avait la phobie des séismes. Il en connut un assez important en 1894 ; puis, sa maison de Yokohama, conçue pour résister aux séismes, fut détruite par le feu en 1923 ; il déménagea alors à l'ouest du Japon, où il subit une grande inondation en 1938. "Je me suis souvent souvenue ces derniers temps de l'effrayante description des eaux qui montent dans son roman Bruine de neige" (page 103).
Pareil : c'est une scène tellement frappante...

"Tanizaki déménagea quarante fois durant sa vie, comme s'il voulait constamment fuir les catastrophes naturelles. Et celles-ci le poursuivirent, comme si elles voulaient entrer dans l'histoire littéraire." (page 103).

Elle explique aussi que les hélicoptères n'ont pas largué de vivres aux gens bloqués, tout simplement parce qu'"une loi sur la sécurité du territoire ne permettait pas le largage de vivres depuis les hélicoptères. Pas un homme politique n'avait donc eu la force d'assumer une mesure dérogatoire liée à la situation d'urgence." (page 110).


Globalement, ce sont des textes intéressants, avec bien sûr des hauts et des bas, qui ne seront pas les mêmes selon les lecteurs et leurs centres d'intérêts.
Ils relèvent plus d'idées, d'anecdotes qui amènent à d'autres considérations, que d'une thèse construite (ce qui s'explique bien sûr dans le Journal des jours tremblants). Ils sont donc assez hétérogènes, on passe d'un sujet à l'autre, sans que l'on sache vraiment où l'on va, mais cela n'a finalement pas d'importance.

 

Petite annexe sur les tremblements de terre.
"Depuis le XVIIe siècle, une légende japonaise parle du Namazu (鯰?) ou Ōnamazu (大鯰?), poisson-chat géant vivant dans la vase des profondeurs de la terre, et sur l'échine duquel repose le Japon. Auparavant, la croyance voulait que ce soit un dragon. [...]
Le namazu est très turbulent et ses mouvements brusques ont tendance à causer des séismes dont le Japon est victime. [...]
Suite aux trois grands séismes de l'ère Ansei en 1854 et 1855, le namazu fut souvent représenté dans des ukiyo-e (estampes) appelées namazu-e.
" (Wikipedia).
Lorsque le dieu qui le maintient relâche son attention, c'est le tremblement de terre !

namazu    namazu  
Des victimes d'un tremblement de terre se vengent sur le poisson-chat responsable (Période Edo)

namazu   namazu
1/ Des poissons-chats aident les victimes ; 2/ Des poissons-chats et des ouvriers font la fête dans le quartier de Yoshiwara

On trouvera plus de reproductions et d'explications (en anglais) sur http://pinktentacle.com/tag/yokai/

 


opium pour ovide

- Opium pour Ovide (Opium für Ovid, 2000). Traduit de l'allemand par Bernard Banoun en 2002. Editions Verdier. 201 pages.

Le livre est composé de vingt-deux histoires qui mettent chacune en scène un personnage féminin ayant un nom latin (et ce, même si les histoires se déroulent à Hambourg, de nos jours) : Léda, Galanthis, Daphné, Latone, Scylla, Salmacis, Coronis, Clyméné... Les textes ne sont pas totalement étanches les uns par rapport aux autres : ainsi, certains personnages apparaissent ou sont évoqués dans plusieurs histoires.

Voici le début du texte Léda :
"Léda entra dans la baignoire. La porte de la salle de bains était fermée. Léda avait les deux bras paralysés. Cela l'empêchait de se laver, mais elle refusait l'aide d'autrui. Elle ne voulait plus montrer son corps nu, disait-elle, il n'en valait plus la peine. Bien plus tard, une question me vient à l'esprit : on désire plus une vieille maison qu'une maison neuve ; on admire plus souvent un arbre tricentenaire qu'un arbre de trois ans ; plus une théière, un livre et une maison sont anciens, plus on est sensible à leur beauté. Pourquoi en irait-il autrement des humains ?" (page 7).
Le rapport direct, physique, avec la Léda de l'antiquité est assez clair (mais quel sens a-t-il ?). Ce ne sera pas toujours aussi évident dans d'autres textes.
Et, même dans cette Léda, la signification de ce qui suit n'est pas évident. Il n'y a jamais de "vraie" histoire, les textes sont constitués de fragments posés les uns à côté des autres, comme des vignettes, qui ne cherchent pas à forcément à éclairer le reste.
Tout est décrit de façon analytique, détachée, sans émotion ni pathos : ce sont des faits exposés. Cela n'empêche pas ces faits de parfois confiner à l'absurde. Par exemple dans le texte intitulé Clyméné :
"Clyméné dit « zort », un mot que la plupart des gens n'avaient encore jamais entendu. Il n'y avait aucune raison pour dire ce mot. Et pourtant elle dit « zort », cela lui arriva, tout simplement. Nul ne soupçonnait que la vie d'une personne si calme et si solide puisse se laisser mener par le désir d'un non-sens. Ainsi, elle dit un jour « zort », une fois peut devenir coutume, et cela ne fut jamais oublié. Elle n'était pas seule au moment où elle prononça ce mot, une collègue était à proximité, le mot la subjugua et elle tint à constituer sans tarder un groupe de travail sur la notion de « zort ». Clyméné ne fut pas assez ferme dans son refus pour empêcher la naissance de ce groupe de travail. Depuis, elle était obligée d'aller une fois par mois à une rencontre du groupe de recherches Zort." (pages 84-85).

Il y a ainsi des thèmes récurents chez Tawada (au-delà, ici, du thème de la métamorphose, du changement) : le problème des langues, du sens des mots ; la place des gens qui habitent un pays ou une langue qui ne sont pas les leurs depuis leur naissance.
Certaines formulations, certaines idées anticipent sur Gonçalo M. Tavares. Par exemple, voici le père de Sémélé, un dentiste qui aime arracher des dents (cela rapporte) :
"- Malheureusement, on ne pourra pas la sauver.
Le patient tremble encore entre la douleur de l'adieu et l'angoisse de la douleur imminente que déjà le dentiste va chercher la tenaille avec laquelle il extirpe cet archaïque morceau de corps. À l'emplacement vide, il implantera plus tard une dent en plastique, civilisée.
" (page 135).

Les textes baignent dans une atmosphère très curieuse, à la fois nette et déconnectée de la réalité et de la logique : l'effet de l'opium, sans doute.
Je n'ai globalement pas compris grand-chose, mais cela n'est pas très grave (je l'espère, du moins) : c'est un livre souvent original, très intrigant, dans lequel on ne sait jamais ce qui va suivre et, même s'il manque des clefs de compréhension, il semble qu'elles doivent exister quelque part, pas loin.

 

Autres livres traduits en français :
- Narrateurs sans âmes (Erzähler ohne Seelen, 2001)
- L'Œil nu (Das nackte Auge, 2005)
- Histoire de Knut (Etüden im Schnee, 2014)
- Sommeil d'Europe ( voir http://www.lacontreallee.com/catalogue/fictions-deurope/le-sommeil-deurope )

Autres livres non traduits en français :
- Ame volante (Hikon, 1998)


Pour en savoir plus sur Tawada Yoko :
Editions Verdier : http://editions-verdier.fr/auteur/yoko-tawada/
Site officiel de l'auteure : http://www.tawada.de/



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